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Médium 04 (juillet-septembre 2005)

Profane et sacré en République

par Pierre Nora

Publié le : 28 novembre 2019.

Pierre Nora a bien voulu confier à « Médium » l’allocution qu’il a prononcée le 14 mars 2005, sous la Coupole, à l’occasion de la Commémoration du centenaire de la loi de 1905, confiée aux soins de l’Académie des sciences morales et politiques.

S’il est vrai que toute mémoire a gardé quelque chose de la signification qu’avait le terme de memoria au Moyen Âge, c’est-à-dire sanctuaire, un lien tout naturel de circularité et presque d’identité s’établit alors entre nation, mémoire et sacré. Ce lien, en France, deux phénomènes historiques sont venus le renforcer.

Le premier tient à la proximité de la monarchie avec le religieux, à l’inscription de la royauté dans l’ordre du divin, au souci de la couronne, entretenu par les historiographes et les théologiens, de confirmer son identité temporelle par la sanction de l’intemporel et du surnaturel. Cette proximité a engendré ce que l’on pourrait appeler une sacralité nationale encore sans nation. Elle s’est portée sur le culte des sanctuaires (comme Saint-Denis) ; sur le rituel monarchique (sacre, lit de justice, entrées royales) ; sur l’affirmation généalogique (les origines troyennes de la royauté) ; sur l’imagerie symbolique de l’État (armes de France, médailles, fleur de lys) ; sur les objets symboliques du pouvoir (couronne, sceptre, sainte ampoule).

Le second phénomène tient au contraire à la radicalité brutale de la Révolution française. Le remplacement soudain de la souveraineté monarchique de droit divin par la souveraineté nationale et populaire a entraîné un rapide transfert de sacralité du monarchique au national, du religieux au politique, du divin à l’historique. Ce transfert a promu au sacré un domaine qui relevait traditionnellement du profane ; il s’est traduit par la construction volontaire et l’imposition autoritaire d’une mémoire. Cette mémoire, appelons-la globalement républicaine, en admettant, pour faire court, que la République a été en France la forme et la formule de l’accès à la démocratie. Et accordons lui deux versants : un versant révolutionnaire, parce que directement lié à la période révolutionnaire et à sa référence fondatrice ; un versant national, parce que l’élaboration de cette mémoire par la Troisième République, sa consécration par l’épreuve de 14-18 l’ont définitivement incorporé à l’identité nationale, pour en faire même son stock essentiel et son socle.

Mais en quoi consiste exactement cette « mémoire » républicaine, si différente de la mémoire monarchique ? Il n’est pas inutile, étant donné le sur-emploi du terme aujourd’hui, d’en circonscrire le domaine et d’en préciser la signification.

Cette mémoire républicaine a consisté d’abord, pendant la période révolutionnaire, dans une appropriation rapide du temps et de l’espace. L’espace, par l’organisation départementale dont il faut rappeler que le projet initial était purement géométrique. Le temps, par l’instauration du calendrier républicain, entreprise inouïe, destinée à « ouvrir un nouveau livre à l’histoire », selon les termes de son principal artisan, Gilbert Romme, « à graver d’un burin neuf les annales de la France régénérée ». Entreprise tout entière d’inspiration sacrée, mais aussi folle dans ce qu’elle entendait sacraliser que dans ce qu’elle voulait déraciner. Les deux réformes participent du même esprit de rationalité égalisatrice, auquel se rattache également la réforme des poids et des mesures. Mais tandis que la première a été très vite assimilée, en contribuant, avec les frontières, à sanctuariser l’espace politique de souveraineté, la conscience collective chrétienne s’est montrée allergique à la seconde, qui supprimait le jour du Seigneur et s’attaquait aux ministres de la religion.

La mémoire républicaine a, d’autre part, constitué une véritable religion civile et civique, à la liturgie plurielle, multiforme, ubiquitaire. Dans les années décisives de l’affermissement et de l’enracinement de la République, déclarée en 1880 le régime définitif de la France, cette religion a su très vite se doter d’emblèmes, d’hymnes et de fêtes, et même de temple, trois couleurs, Marseillaise et 14 juillet, Panthéon rendu au civil à l’occasion des funérailles de Victor Hugo ; et elle a bientôt investi le paysage des villes et des villages de ses plaques, noms de rues et monuments aux morts. Ainsi s’est construit ce qu’il faut bien appeler un « spirituel républicain » lié à l’idée d’une laïcité conquérante, apte à confirmer son hégémonie par la mobilisation autour de ses principes fondateurs – liberté, égalité, rejoints par fraternité – et à en confier le culte et l’apprentissage à ce qui a été sa véritable église : l’école.

L’école, église et contre-église de la République. Aucun autre pays n’a aussi fortement investi l’école de ses passions et de ses missions. Dans une France composée de peuples si différents, de familles politiques et sociales si variées et souvent ennemies, c’est à l’école que le régime républicain a confié le soin sacré de les unifier ; d’en faire, avant tout autre appartenance ou filiation, des citoyens français libres et égaux ; d’arracher la jeunesse à l’enseignement religieux pour faire de l’instruction – gratuite, obligatoire et laïque – l’instrument de la liberté de l’esprit et de la promotion sociale. Aucun pays n’a aussi profondément inscrit la question scolaire au cœur de son identité nationale ni exalté à ce point le lien de l’école et de l’idéologie républicaine. Que l’on se plonge, par exemple, pour s’en convaincre, dans ce monument de l’enseignement primaire, le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, que la Bibliothèque Nationale de France vient judicieusement de mettre en ligne.

Cette mémoire sacrée de la nation républicaine s’est à beaucoup d’égards construite comme une alternative radicale à la mémoire monarchique et chrétienne, surtout chrétienne. Rien d’étonnant à ce qu’elle en inverse, en incorpore, et en prolonge le plus souvent les traits. « Pour elle un Français doit mourir ». De Valmy à Verdun, de la « Patrie en danger » à l’entrée de Jean Moulin au Panthéon, « avec son long cortège d’ombres défigurées », le sacrifice suprême est devenu l’équivalent national républicain de « mourir pour la foi ».

Le sacré allait de soi au temps de la monarchie. Son sacré à elle, la République devait le construire. C’est l’histoire qui lui en a fourni les matériaux.

À la différence de tant d’autres pays, c’est l’histoire qui, dans ce vieil État-Nation, a pris en charge la mémoire de la France parce qu’elle seule pouvait rendre compte du fait le plus significatif de son identité : sa séculaire et providentielle continuité, illustrée par une exceptionnelle continuité dynastique et appuyée par sa continuité géographique et territoriale, imaginairement plaquée, depuis le XVIe siècle, sur la Gaule. Or cette continuité avait été brutalement rompue par la Révolution. S’imposait donc désormais d’élucider cet événement majeur, à la fois destructeur et fondateur, et de lui donner précisément son plein sens dans la continuité de la France. Tâche immense, herculéenne. Elle supposait de reconstituer le passé de l’ancienne France et de l’interpréter sous le schème dynamique de l’avènement de la nation. Ce que firent les historiens libéraux et romantiques de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Elle supposait aussi de réconcilier la France issue de la Révolution avec la France de l’Ancien régime pour faire de la République la forme aboutie de la nation France. Et, pour ce faire, trier dans le passé monarchique ce qui consolidait le capital de la nation et préparait l’avènement révolutionnaire. L’histoire dite critique et positiviste est une histoire par définition cumulative. C’est ce qu’elle a de scientifique qui en fait pour ainsi dire une histoire sainte.

Des Lettres sur l’histoire de France d’Augustin Thierry, qui marquent en 1827 l’envol libéral et national de cette histoire, à L’Histoire sincère du peuple français de Charles Seignobos, un siècle après, se déploie une vaste geste historique et mémorielle de la nation républicaine, roman national et album de famille dont les deux repères massifs sont l’Histoire de France de Michelet et celle de Lavisse, chacune en plus de vingt volumes.

Lendemains de la Révolution, lendemains de la défaite de 1870, lendemains de la première guerre mondiale : inutile de chercher plus loin le pourquoi de cette gravité historienne, ce ton de responsabilité nationale et de piété patriotique qui fait le fond du magistère, que dis-je, du sacerdoce historien. Exaltation d’une pratique disciplinaire en pleine conquête de sa scientificité et exaltation nationale et patriotique ont marché du même pas pour faire de l’histoire – des bancs de l’école de village aux amphis de la nouvelle Sorbonne – l’épine dorsale de la conscience nationale et le ciment de l’être-ensemble. Entre mille exemples possibles, cet éditorial du premier numéro de la Revue historique, en 1876, considéré comme le manifeste de l’école critique et positiviste, où Gabriel Monod pouvait voir « l’investigation scientifique désormais lente, collective et méthodique » travailler « de manière secrète et sûre à la grandeur de la Patrie en même temps qu’au progrès du genre humain ».

C’est la France elle-même qui, dans cette histoire-là, est devenue sacrée. L’instruction entière, on a pu le montrer, consiste principalement, en cet âge d’or de la République, à articuler l’amour de la « petite patrie » de proximité sur la grande patrie, légèrement abstraite. Du primaire au supérieur, le message est le même. Une parenté certaine unit, par exemple, deux livres-clés : Le tour de la France par deux enfants [cathéchisme !]et le Tableau de la géographie de la France, par Vidal de la Blache. Deux bibles de la francité républicaine unies par le caractère initiatique que revêt l’apprentissage de la France, histoire et géographie fondues comme l’union charnelle de l’âme et du corps. Elle fait écho à la merveilleuse phrase, frappée comme une médaille, qui ornait la couverture du petit manuel Lavisse : « Enfant, tu aimeras la France parce que la nature l’a faite belle et parce que son histoire l’a faite grande. »

France, Nation, République ? Il est très difficile, on le voit, dans ce type de sacralité mémorielle, de distinguer ce qui appartient au national et ce qui relève du républicain. Cette difficulté ne fait que souligner l’acculturation progressive des deux termes, scellée définitivement par les deux guerres mondiales. Clemenceau a donné à la République l’onction de la victoire nationale, et de Gaulle a nationalisé la République en la rétablissant.

Tous les pays ont donné à la nation un caractère sacré, surtout en cette période de flambée nationaliste qui a coïncidé précisément avec l’enracinement de la République. Si l’on voulait toutefois cerner ce qui revient en propre au sacré républicain de notre pays, il faudrait le chercher, me semble-t-il, autour de quatre mots, thèmes, ou idées-forces : unité, universel, mystique et commémoration.

Le premier appartient à l’âge monarchique, mais la République l’a fait franchement changer d’échelle et de registre. Il y a bien eu, sous la Monarchie, un souci permanent de centralisation étatique et administrative comme de rattachement territorial au royaume. Rien à voir avec l’obsession prioritaire et la radicalité autoritaire que la Troisième République a dû déployer pour assurer une unité non seulement administrative et géographique, mais une unité historique et sociale, spirituelle et idéologique. Cette unité, on nous avait élevés dans l’idée qu’elle était acquise. Il a fallu le regard de bons historiens anglo-saxons pour montrer ce qu’avait précisément de conjuratoire cette invocation permanente à l’unité devant l’inachèvement national, la mosaïque de populations isolées et désunies, la menace constante des forces d’éclatement et de dissolution. Et quel travail en profondeur l’État républicain avait dû obstinément poursuivre pour civiliser la société : non seulement par l’école, mais par le service militaire, la discipline électorale, la formation régulière des partis politiques. C’est ce travail, le sacré du quotidien, qui a fait de la République beaucoup plus qu’un régime politique, plus qu’une doctrine, une philosophie, un système, une culture : une véritable civilisation morale. Le deuxième terme a surgi du rationalisme des Lumières. Une vocation certaine de la France à l’élection avait traversé les siècles de la France chrétienne depuis le Moyen Âge. Rien à voir avec l’universel établi brutalement par les Droits de l’Homme et du citoyen comme la nouvelle Table de la loi et qui donne soudain au pays qui les proclame une mission émancipatrice à l’avant-garde de l’humanité. Mission qui confère à la « République » un pouvoir symbolique et mobilisateur qui lui permet de déboucher sur la pratique démocratique sans renier l’essentiel de son héritage révolutionnaire et de transcender de son accent mystique les multiples incarnations qu’on lui a connues.

La mystique républicaine : elle est d’autant plus indispensable au dispositif du sacré républicain qu’il fallait à la République un substitut de la religion. Cette mystique procède d’un excès irrationnel de la raison qui trouve son origine dans un mécanisme d’exclusion inhérent à la définition de l’identité républicaine. Tiers-État contre privilégiés, patriotes contre aristocrates, les « petits » contre les « gros », le peuple contre ses oppresseurs, les « travailleurs » contre les « monopoles » : la volonté générale se construit en s’opposant. Là est le cœur du caractère polémique, combatif et militant de la République. La guerre est au centre de la défense républicaine. Et si la Bastille reste au centre de son imaginaire, c’est bien parce qu’elle demeure le symbole d’un inépuisable programme. Il y a – et il y aura – toujours des Bastilles à prendre.

Ce symbole nous mène droit au quatrième et dernier pilier du sacré républicain : la commémoration. On connaît la formule de Péguy : « Le 14 Juillet a été à lui-même sa propre commémoration. » Formule profonde. L’Ancien Régime connaissait les célébrations, il n’avait pas besoin de commémoration. La République, au contraire, vit de commémorations parce qu’elle est tout entière à elle-même sa propre célébration. Elle a même fini par produire et institutionnaliser un modèle de commémoration très troisième République, « Patrie reconnaissante » et « morts pour la France ». Il était fondé sur un ordre et une hiérarchie étatiques ; il avait ses rendez-vous fixes, 11 novembre, 14 juillet, 1er mai ; il possédait ses lieux canoniques : écoles, mairies, places publiques, monuments nationaux ; il disposait d’une liturgie d’hommages bien rôdés, de cérémonies très officielles, de nécrologies codifiées. C’est ce dispositif qui représentait, au fil des jours et des ans, l’armature du sacré de la République. Et le fait que de toute évidence, il se délite et s’anémie aujourd’hui est sans doute le signe le plus tangible de l’épuisement du modèle classique de la République.

Les quatre piliers, en effet, sont atteints. Que veut dire l’unité à l’heure de l’insertion dans l’ensemble européen et de l’irrésistible poussée décentralisatrice ? De quel universel s’agit-il quand la philosophie des Droits de l’Homme est devenue la vulgate universelle et non appliquée, mais qu’elle a oublié en route le citoyen ? Et qui, quoi, comment commémorer dans un monde en voie de désacralisation générale où c’est en même temps l’histoire tout entière qui se vit sous le signe de la mémoire ? Ce sacré-là est en train de se déliter sous nos yeux.

Et pourtant… Que l’on songe aux transes, aux psychodrames et aux réflexes immédiats d’appel aux principes sacro-saints de la République que déclenche le moindre projet de réforme de l’État-providence ou du code de la nationalité, ou du voile à l’école, pour ne pas parler des paroles de la Marseillaise. Que l’on songe à l’ardeur que mettent les Français à défendre le maintien du service public, l’exception culturelle, le principe de laïcité, et l’on se retiendra de conclure.

Ou plutôt une conclusion s’imposera fortement, associée à l’idée d’une métamorphose. C’est que la République, hier seulement menacée par l’absence de menace, mais aujourd’hui agressée de l’intérieur et de l’extérieur, est devenue elle-même, dans son existence et dans sa permanence, un objet fétiche. Et, comme incarnation de la francité même, elle est devenue l’image de ce qu’il y a peut-être pour les Français de plus sacré : le bonheur.

Pierre Nora, de l’Académie Française, a fondé en 1980 la revue Le Débat qu’il dirige depuis. Son dernier livre paru Discours de réception à l’Académie Française et réponse à René Rémond (Gallimard, 2002), Michelet, historien de la France (Gallimard, 1999), Le Débat « Mémoire et identité juives dans la France contemporaine. Les grands déterminants. » (Gallimard, n°131, sept.-oct. 2004).

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