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Médium 06, janvier-mars 2006

On ne répare pas un marronnier

par Robert Dumas

Publié le : 25 juin 2021.

L’accélération technique tend à escamoter les rythmes immuables des cycles naturels, comme la fraîcheur des climatiseurs au-dedans, l’ombre des marronniers au-dehors.

L’illusoire alignement du temps irréversible propre aux êtres vivants sur le temps toujours modulable des artefacts n’entre pas pour peu dans notre actuelle difficulté à transmettre. Voici un rappel salutaire, non seulement poétique mais encore pragmatique.
Il y a un an exactement, au début de novembre 2004 en Ardèche, des vents violents venus du nord ont abattu le marronnier multiséculaire, géant protecteur, qui gardait notre maison de famille au sud. Pendant des générations, cet arbre a organisé l’espace : sa ligne verticale rompait avec l’axe horizontal de la ferme, les champs s’étoilaient autour, plus jeunes les érables et le tilleul ont assuré la transition entre l’immense frondaison ombreuse et la pureté des ciels d’été. Véritable centre de la vie quotidienne, il a structuré les occupations, tour à tour asile de fraîcheur, abri d’une averse, salon de lecture, aire de jeu, support de balançoire, parasol de verdure pour le déjeuner. Il a été le repère des allées et venues, tout se passait près du, sous le, à l’ombre du marronnier.
La disparition du gigantesque feuillu fait surgir le vide, le paysage se distribue autrement désormais. Il manque un colosse pour protéger le bâtiment du vent du midi, la maison a pris du volume et paradoxalement une fragilité, désormais elle demeure la seule masse offerte au regard. Elle ne se loge plus dans la nappe d’ombre rassurante des après-midi. Nos repères temporels ont disparu : le mouvement du soleil, qui affichait l’heure au pied de l’arbre, nous aveugle. Quant à la projection sur grand écran des saisons, elle a pris fin. Finis les verts délicats des premières feuilles, terminé le feu d’artifice des grappes blanches d’avril, détrônée la majestueuse cérémonie des jaunes, des ors et des bruns, nous ne déchiffrerons plus les griffures des branches noires sur les ciels de plomb de décembre. Les saisons ne s’inscrivent plus au cadran végétal du marronnier. Devenus citadins nous avons oublié la puissance organisatrice du temps et de l’espace de l’arbre qui s’élève dans la cour des fermes ou sur la place du village. Nous ne savons plus que cet arbre planté depuis deux cent seize ans célèbre la liberté républicaine ou plus modestement témoigne de la naissance d’un enfant. Symbole majeur, l’arbre exprime la transmission, à savoir ces processus de civilisation par lesquels l’humanité se donne une raison de vivre. Comme l’écrit P. Legendre, si « la Référence occidentale est l’arbre sur lequel nous nous appuyons », c’est parce que face à cet être du grand rythme, l’homme naît à ce qui le dépasse, lui et ses parents.
Nous avons perdu cette impressionnante symbolique parce que nous sommes passés d’un milieu « éotechnique », qui pendant des milliers d’années a permis une civilisation paysanne, quasi immobile du néolithique à l’âge classique, à un milieu « néotechnique » complexe et sophistiqué, soumis aux transformations incessantes et rapides. Nous avons abandonné l’ombre des marronniers pour la fraîcheur des climatiseurs. Les arbres sont devenus des images publicitaires d’assurances, de banques ou de partis politiques. Qui dira la nostalgie des paradis perdus ? Les arbres ont été dépouillés en partie de leur puissante symbolique parce que ceux de nos squares ou ceux du boulevard exhibent une étrange immobilité et une lenteur de croissance désespérante par rapport à la vitesse de nos automobiles, de nos trains. Pourtant la splendeur des villes suppose la puissance de la métallurgie, or les hauts-fourneaux et les laminoirs ont besoin de combustible, de charbon de bois et de terre, autrement dit des arbres.
En effet pendant des siècles, la fonte, qui sortait liquide des hauts-fourneaux, était tributaire du charbon de bois, mais, dès le XVIIIe siècle, l’État a limité la production de ce combustible pour protéger les arbres car les forges d’alors en consommaient autant que les foyers domestiques pour le chauffage. Les autorités veulent exploiter le bois pour d’autres usages plus nobles comme la construction des navires. La houille va sauver les arbres de la forêt. La découverte du charbon de terre, le coke, par Abraham Darby, moins friable et moins cher, ainsi que la mise au point du procédé transformant, par décarburation, la fonte en fer doux grâce au four à puddler, permettent d’obtenir un matériau malléable qui résiste bien à la traction : le fer. Désormais il remplace le bois dans les charpentes et les planchers ne serait-ce que parce qu’il évite les incendies dans les bâtiments où se masse un public nombreux : théâtres, halls d’expositions, grands magasins… Surtout parce qu’il dynamise la production des rails. Tirés par des chevaux, les trains dès le début du XIXe siècle seront tractés par des machines à vapeur parce que le charbon est moins cher que le fourrage. Si la pénurie de bois a accéléré l’exploitation des mines, le coût du fourrage a accéléré le remplacement de l’énergie animale par l’énergie mécanique. Au bilan la révolution industrielle, nouveau Moloch, dévore les arbres de multiples manières.
Ainsi le chemin dit de fer est d’abord et avant tout un chemin de bois puisque les rails sont fixés sur des traverses passées à la flamme puis traitées au bitume. La consommation d’arbres est colossale à tel point que les peintres de Barbizon écrivent une lettre à l’empereur Napoléon III pour que l’on épargne les grands arbres de la forêt de Fontainebleau. D’autre part, l’exploitation de la houille nécessite le boisage des galeries. Ce mode d’étayage invisible depuis la surface, lui aussi, exige l’abattage de nombreux arbres. Cette consommation de bois se coule certes dans les usages anciens, mais pour des dispositifs nouveaux appelés à un grand avenir : la voie ferrée et la galerie souterraine. Ces deux éléments auxquels il faut ajouter l’usine forment les trois piliers de la cité carbonifère, la coketown de Dickens, « séjour des hommes sans joie ».
Avance, retard, vitesse, lenteur, circulation, stagnation : le temps des villes industrielles efface le temps naturel rythmé par l’alternance du jour et de la nuit. Temps du progrès et de l’expansion qui s’oppose au temps cyclique de la maturation des végétaux, ce temps réglé par l’horloge des gares fait oublier le temps des arbres réglé sur le soleil. Il y a bien un martyr des arbres ; ils sont à nouveau sacrifiés, non plus comme ils le furent pendant des siècles à la gloire de la Royale et de la politique internationale, mais cette fois à la grandeur de la bataille du fer. Si, dans la société moderne, selon Vigny, le soldat et le poète ont perdu leur rôle, l’arbre, lui, n’est plus vénéré ; pire, il a perdu son rôle noble dans la construction des charpentes et des navires pour devenir travées de chemin de fer ou boisage de galeries minières. Sous forme de houille, il s’offre à bas prix comme le combustible universel. La société industrielle se livre à une véritable traite des arbres : le plus grand nombre au meilleur prix.
Servitude et grandeur de l’arbre, oublié de nos technopoles, vaincu par notre puissance industrielle. Ingrats que nous sommes, nous ignorons que notre houille et notre pétrole proviennent des forêts du carbonifère dont les arbres se sont, durant des millions d’années, décomposés en matière combustible. Silencieusement, sans aucune reconnaissance, petits soldats de la révolution industrielle, les arbres ont servi de matériaux et de sources d’énergie à nos appareils de production. La condition de notre rapidité c’est la lenteur de la décomposition de la matière végétale, la condition de la modernité, c’est le plus archaïque. Dans un milieu technique développé, nos prothèses et nos machines nous coupent des soubassements biologiques et nous cachent les arbres. Un séjour prolongé à la campagne nous rappelle leur rôle indispensable, surtout lorsque des vents furieux les abattent. Souvenons-nous de ce qui s’est passé en décembre 1999.
La chute du marronnier a manifesté la différence radicale qui sépare un être vivant d’un artefact. Celui-ci se casse, celui-là meurt. Nous savons réparer un manche de pioche, une aile d’automobile défoncée après un choc, un mur effondré. La réparation c’est l’acte technique par lequel on reconstitue la structure brisée. Grâce à cette opération, on remonte du moment présent de l’accident vers le temps passé de la production. En réparant, nous suturons deux pans temporels, nous renouons avec l’objet tel qu’il a été produit. Rien de la cassure ne subsistera, ni trace, ni défaut. Réparer, c’est effacer en démiurge les effets des accidents inévitables qui détruisent l’intégrité rutilante de nos productions. Faute de réparation, on remplacera même l’objet cassé par un neuf. Nous avons la capacité de rafistoler une tonnelle de roseaux séchés, nous pouvons recoudre une toile de parasol déchirée, mais nous restons incapables de réparer l’arbre tombé sous la force du vent.
Un lent processus de croissance temporelle, que nous ne savons pas reconstituer rapidement, a cessé à jamais. Limite de notre technique : elle peut comprimer le temps et l’espace grâce aux avions, mais elle demeure impuissante devant le marronnier chu. Son temps de croissance se matérialise en se sculptant dans le treillis de ses branches et de ses racines comme dans la colonne de son tronc. Ce processus ne relève pas d’une échelle humaine, il se déploie sur plusieurs siècles. Il vient de plus loin que l’espèce humaine : depuis trois cent cinquante millions d’années, les arbres prennent part à la lutte pour la vie. Ils ont subi des transformations climatiques dont nous n’avons pas l’expérience ni l’imagination, ils ont résisté aux prédateurs de toutes sortes, ils ont triomphé des maladies provoquées par des champignons et des infections causées par les insectes, ils sont encore là quand les dinosaures herbivores qui dévoraient leurs feuilles ont disparu, ils ont subsisté alors que des gaz toxiques empoisonnaient l’atmosphère. Leur mémoire génétique plus ancienne que la nôtre nous réserve encore des surprises. Ils sont capables d’exploits chimiques et biologiques que nous ne savons toujours pas produire techniquement. Comment aurions-nous la prétention de les réparer ? Il fallait l’épistémologie optimiste de Descartes pour penser que le pommier produit des pommes comme l’horloge indique l’heure. La mécanique ne sert plus de modèle au vivant. Processus biologique étonnant, l’arbre révèle la valeur ontologique du temps que toute réparation tend à nier. Or les architectes et les maçons des États-Unis hier, de la Chine aujourd’hui, sont capables de refaire à l’identique le château de Versailles, mais ils ne peuvent pas reproduire son parc : il faudra deux cents, trois cents ans pour obtenir des marronniers et des chênes équivalents. Superbe théorie de la valeur qui démontre que le prix d’un domaine ne provient pas vraiment du bâtiment mais des arbres du parc. Le plus riche des propriétaires, c’est celui qui possède des arbres multiséculaires. Dis-moi l’âge de tes arbres, je comprendrai ta fortune.
Le marronnier a disparu. Les bûches sèchent sous le hangar depuis un an, le poêle les dévorera l’hiver prochain. On ne répare pas un marronnier.



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