Le dimanche 4 juillet à 12 h 50 J. est mort.
Un ensemble de dispositifs s’est alors mis en branle. Leur fonction ? Assurer à la fois la mise à l’écart du défunt en lui assignant une place définitive hors du cercle des vivants et gérer diverses formes de survivance : organiser la transmission de ses biens, par exemple, ou préserver sa mémoire. À peine avons-nous disparu que nous sommes saisis par la loi – qui encadre les sépultures –, le règlement – qui organise le travail à l’hôpital – ou l’usage – qui inspire les décisions de familles. Processus à la fois implacable et hasardeux qui ne va pas sans heurts, conflits et dysfonctionnements. Qui s’étale sur des mois et des années mais qui, bon an mal an, arrive à son terme : assigner au défunt une place dans le cimetière, l’identifier dans l’espace administratif qui nous gouverne et l’inscrire dans la mémoire commune. Trois ans plus tard, c’est fait, à quelques détails près : une carte grise encore à son nom, des publicités à lui adressées, une survivance obstinée dans les fichiers d’anciens élèves. Mais son corps repose bien à l’abri dans le cimetière de son village d’enfance, son héritage a été distribué selon les règles, un article dans une revue professionnelle a rappelé son œuvre. Retour sur ce travail collectif qui donne sa place au mort, et qui, bien sûr, porte la marque d’un lieu et d’un moment : une France de tradition chrétienne, encore amarrée à son ancrage provincial, soucieuse de transmission plus que de ruptures.
Le corps d’abord
Le corps d’abord. Il repose sur les draps blancs du lit d’hôpital. La réglementation de ce dernier est stricte. Pendant trois heures pas plus, le défunt demeurera dans sa chambre ou sa famille pourra le voir. L’infirmière a prévenu le médecin, qui est venu constater le décès, puis a demandé qu’on appelle les proches. Le lit est fait de façon décente par des aides-soignantes attentionnées. On a le droit de prendre des photographies. Dans le délai prévu arrivent les brancardiers porteurs d’une civière spéciale et d’une enveloppe de toile cirée bleue. Ils emportent le corps vers la morgue par un circuit particulier – il ne faut pas effrayer les malades. On lui fera une toilette funéraire. Son épouse est priée d’aller chercher les vêtements dans lesquels elle souhaite qu’il soit présenté lors de l’exposition. Perplexité devant l’armoire. Faut-il choisir la tenue professionnelle, blazer bleu marine, pantalon gris, chemise et cravate – la jolie bleue à motif qu’il portait lorsque nous nous sommes rencontrés, il y a trente ans, et qui est toujours là, dans une boîte – ou le pantalon de velours, la chemise en coton et le pull en laine des années de retraite ? Personne ne l’a plus vu en blazer depuis quinze ans. On est en juillet… je choisis un pantalon d’été et un pull : il sera le père et le grand-père que ses enfants et petits-enfants ont connu en vacances.
Voilà donc le corps emporté, hors de vue. Les proches peuvent aller à la morgue de l’hôpital demander à le voir mais les professionnels font un peu barrage et personne ne s’y hasarde. Il ne réapparaît que deux jours plus tard au moment où commencent les cérémonies qui conduiront, au bout d’encore deux jours à son inhumation. Le temps religieux, le temps administratif et le temps familial se conjuguent en une série de séquences soigneusement réglées.
Haute surveillance
Durant tout ce temps, le corps est sous la haute surveillance du commissaire de police. L’État ne plaisante pas avec les disparitions ou substitutions de cadavres. Des dispositions, qui semblent remonter à Napoléon ou même à la police d’Ancien Régime, réglementent sévèrement sa conservation et son déplacement. L’exposition du corps à la morgue de l’hôpital avant son départ pour la cérémonie religieuse permet aux proches de voir une dernière fois certes le visage du défunt mais aussi de garantir son identité. Le cercueil est alors fermé et plombé : un sceau officiel est apposé sur la fermeture. C’est celui-là et aucun autre qui va commencer son cheminement vers le cimetière de province qui doit l’accueillir.
Désormais c’est la compagnie des pompes funèbres qui en est responsable. On le perd de vue sur l’autoroute du Sud, il doit séjourner – on fait confiance – dans les locaux spécialisés de l’entreprise de pompes funèbres correspondante de la petite ville de B. – le village n’a aucun endroit apte à accueillir un corps. La famille verra réapparaître le cercueil apporté par une camionnette grise puis exposé sur des tréteaux devant la tombe familiale juste avant l’inhumation. La très modeste entreprise de pompes funèbres de B. est ici dépositaire d’une parcelle de la puissance publique.
« Concession provisoire » pour l’éternité.
La tombe, la sépulture, le caveau… Les morts n’habitent pas n’importe où et la disposition d’une parcelle de terre dans un cimetière de village s’acquiert à travers une série de procédures réglées. On ne prend pas place comme cela parmi les défunts de la communauté. La mairie veille et ses registres sont bien tenus. Ils remontent à plus d’un siècle et les employés, garants d’une transmission réglée, savent qui se trouve où… ou presque.
Comme D. est un gros village, une employée de bureau s’occupe presque à temps plein de la gestion du cimetière tandis que d’autres agents municipaux veillent à sa propreté, à l’enlèvement des fleurs fanées et aux travaux de terrassement nécessaires. Entièrement niché dans la verdure, entouré de beaux murs de pierre, défendu par une porte ancienne au linteau gravé Evigilabunt. « Ils se réveilleront », ce cimetière est visité quotidiennement par certains habitants du village. Il y a toujours des tombes fleuries. Le calme y règne. On y entend les oiseaux et les bruits de la vie extérieure : une scie, un moteur de machine agricole, un appel. Je comprends que J. l’ait choisi pour sa dernière demeure. Je décide de me ménager une place auprès de lui, pour quand le temps sera venu.
Pour l’heure, il faut négocier et je dois faire appel à ma mémoire. Heureusement, nous avons souvent visité le cimetière ensemble et j’ai bien écouté les histoires de cette famille qui n’est pas la mienne. Oui, les parents de J. avaient acheté dans les années 1960 une concession perpétuelle – en fait quatre-vingt-dix-neuf ans – mais ils sont enterrés ailleurs et J. avait accepté de transférer cette précieuse concession ainsi que le lourd caveau de granit à deux vieilles cousines au lien de parenté assez lâche, très modestes et très gentilles, qui vivaient ensemble et souhaitaient reposer côte à côte. Cette concession de famille est donc occupée. Mais il y en a deux autres. Le monument imposant des Charollois – douze noms – est exclu. Je ne me vois pas négocier avec des gens perdus de vue depuis peut-être un siècle. La petite tombe des deux grands-pères de J. à côté m’intrigue. Pourquoi ont-ils été enterrés ensemble ? L’employée de mairie me suggère une explication : ils ont été inhumés respectivement en 1914 et 1940. Ni le temps ni la place d’associer chacun à son lignage ? Car dans cette société patriarcale les femmes vont se faire enterrer dans la famille de leur mari ; jamais l’inverse.
À qui donc appartient aujourd’hui ce monument de granit gris, rongé par le lichen, dont la haute croix est cassée au premier tiers du fût et où les deux noms gravés sont presque illisibles ? Au nom de famille de J. rien. J’essaye le nom de sa maman. Après tout c’est sa famille à elle qui habitait le village depuis deux cents ans. C’est bon. Mais une difficulté surgit. La concession a été reprise par la commune. L’employée est gentille : est-ce que je veux la reprendre et la prolonger pour dix, vingt-cinq ou cinquante ans ? Elle m’indique les tarifs. Un vertige me prend. C’est une décision difficile à prendre. Après tout il s’agit de ma sépulture aussi. Je pense à mes filles. Allons, payons pour cinquante ans. Elles n’auront pas ce problème à régler. Cela coûte quelques centaines d’euros.
Reste à comprendre en quoi consiste exactement cette dernière demeure. L’employée de mairie a tenu à m’accompagner sur place et a convoqué un jeune homme des pompes funèbres du gros bourg voisin. Il m’explique le problème. Aujourd’hui, il faut faire un caveau en ciment. Dans les tombes anciennes il n’y en a pas. Il s’offre donc à le réaliser et à m’envoyer le devis. Ce sera cher car on ne peut faire entrer aucun engin dans ce vieux cimetière. Je le crois sur parole. Mais il y a un préalable : il va falloir ouvrir la tombe et personne ne sait ce qu’il y a dedans – des ossements ou pas. L’employée m’explique que le terrain étant en pente, il arrive que des ossements migrent au cours du temps et se retrouvent ailleurs qu’à leur emplacement primitif. Là encore je la crois sur parole. Si, quand on ouvre la tombe on ne trouve rien, tout va bien. Si on trouve des ossements en nombre alors les choses se compliquent. Il faut faire venir le commissaire de police de la grosse ville voisine qui, au petit matin, supervisera le transfert des restes. J’acquiesce à tout, commande un caveau et reprends la route de la grande ville, un peu sonnée par ce mélange de rigueur – le commissaire de police – et d’aléas : l’histoire, peut-être vraie, ou pas, des ossements migrateurs. Trois jours plus tard, un appel me rassure, aucun reste n’a été trouvé – les grands-pères ont donc disparu ? –, le caveau sera construit, la croix relevée. Je demande qu’on raccourcisse le fût de cette dernière, un peu ostentatoire, comme on les aimait en 1900, et que l’on fasse réapparaître le nom des grands-pères sans pour autant passer le monument au karcher. Cette demande semble incongrue. « Vous voulez vraiment conserver les lichens ? ». Oui je veux conserver les lichens…
La puissance des rites
Retour à la grande ville. Il s’agit d’organiser la cérémonie religieuse. Le choix en la matière revient aux familles. Une cérémonie religieuse, civile, ou pas de cérémonie : toutes sortes de rites nouveaux s’inventent en ce début de XXIe siècle. Ils ont pour fonction symbolique d’assurer le départ du défunt. Ils délimitent aussi précisément le temps et les formes du deuil. L’État s’efface pour un moment. L’entourage familial ou social du défunt prend le relais.
La cérémonie aura lieu au petit temple protestant de Versailles. Une pasteure amie a accepté d’officier. Un dîner de famille en sa présence permet de choisir, sous sa houlette éclairée, les textes et les chants. Toute une culture est mobilisée qui met à l’épreuve la solidité de la transmission au sein du groupe familial. Pourquoi cette lecture plutôt qu’une autre et qui saura chanter ces hymnes ? Expérimentée, la pasteure guide le groupe à travers les arcanes des rites. Ceci est obligatoire et commun à toutes les cérémonies ; cela est à la volonté de la famille. Puissance et souplesse des rituels.
La réunion au temple sera aussi un rite social. Annonces dans la presse, registre des condoléances. Le jour dit les participants s’ordonnent en fonction de leur proximité avec le défunt sur les bancs du temple. La famille proche, les membres éloignés, les amis, les camarades d’école, les collègues, du défunt et des vivants, les membres d’association. Une hiérarchie s’opère, où l’on repère les rares anomalies, les présences surprenantes, les absences explicables. La célébration tout entière semble avoir pour fonction de marquer une rupture en séparant clairement la vie d’après la mort et la vie d’avant. Le rituel assigne définitivement au défunt une place dans l’autre monde et l’y accompagne. Confié au Dieu en lequel il croyait, il vit désormais dans une autre catégorie du temps : l’éternité. La cérémonie prescrit par ailleurs aux vivants le régime dans lequel il faudra désormais traiter avec le mort : celui du souvenir. Pour la première fois en public la vie du défunt est évoquée par des témoignages, rappels, souvenirs.
La cérémonie se termine. Le cercueil, couvert à profusion des fleurs que J. aimait, est placé dans la camionnette grise qui doit le ramener au village de son enfance, dans sa lointaine province. Le lendemain, lors de l’inhumation, dans le petit cimetière du village, devant la tombe des deux grands-pères, ré-ouverte et désormais vide, d’autres prières encore seront dites, cette fois par le fils aîné, sans la médiation d’un pasteur. Résurgence de très anciennes traditions peut-être. Les ouvriers des pompes funèbres nous demandent de nous éloigner. Ils ont descendu le cercueil. Posé un couvercle sur le caveau. Plus jamais ce corps ne reverra le jour. La rupture physique avec le monde des vivants est consommée. Elle est garantie par la loi. Violer une tombe est un délit.
Transmissions
La maison de famille est à deux pas du cimetière. Les enfants, petits-enfants, conjoints, quelques amis s’y retrouvent. C’est la maison de vacances pour les petits-enfants, aujourd’hui grands. Ils montent au grenier, en descendent des jouets anciens. On ouvre des albums photo, on raconte des souvenirs. Travail des paroles et des conversations qui commencent à assigner au disparu une place dans l’histoire familiale. Elle sera négociée et réajustée au fil des rencontres et des évocations. Mais il faut revenir en ville et sortir de l’espace privé pour entrer à nouveau dans un monde réglé où la loi et le règlement régissent la transmission et la survivance.
Le certificat de décès
Si la mort saisit le vif, l’administration saisit le mort, dès les premières secondes. Un document l’atteste : le certificat de décès. Sans lui rien ne se fait. Dûment avertie d’une déclaration de décès par les services de l’hôpital où un médecin l’a constaté, les services de la mairie du lieu de résidence « habituelle » procèdent aux transcriptions requises sur les registres de l’État civil. Ces dernières ont des effets immédiats sur les vivants. L’épouse devient veuve, les enfants mineurs, orphelins.
L’employé remet à la veuve plusieurs exemplaires dactylographiés et signés originaux du certificat de décès. Il s’agit désormais de prévenir du décès les administrations, employeurs, fournisseurs de services, banques et associations diverses et de défaire patiemment, un à un les liens qui unissent encore le défunt au monde bureaucratique des vivants. La société des pompes funèbres fournit un vade-mecum. Dans un monde contemporain où les individus sont étroitement encadrés par les institutions, la rupture des liens se fait selon un ordre bien précis. Il y a des procédures impératives, des dates limites, des menaces et conséquences si les opérations ne sont pas bien effectuées. Personne ne laisse dormir ce mort en paix. Il faut l’effacer des fichiers avec ordre et méthode pour, paradoxalement, assurer, dans des domaines, précis, sa survivance.
Le monde de l’argent assure l’envoi rapide du défunt au royaume des morts. Les comptes en banque en nom propre et cartes de crédit sont bloqués à la date du décès. Le salaire ou la pension cessent d’être versés dès le mois suivant. On ne plaisante pas avec l’argent. Ni avec le vote : la carte d’électeur est invalidée.
Survivances aléatoires
Dans d’autres domaines la survivance est assurée pendant quelques mois : les divers abonnements, à l’eau, l’électricité, au gaz continuent quelque temps au nom du chef de famille – c’était plus ou moins automatiquement, lui, le titulaire, il y a soixante ans, lorsque l’abonnement a été pris pour la première fois. La carte grise aussi. On dispose de quelques semaines pour en changer. Titulaire de la carte grise de la voiture familiale, le mort va continuer quelque temps encore à recevoir des amendes, menacé de mille morts par la préfecture et la ville de Paris pour des délits qu’il n’a pas commis…
Tout ceci a une fin. Il ne subsistera bientôt que des envois sporadiques venus des cercles de correspondants occasionnels. Festivals de musique à la périodicité annuelle, auxquels on n’aura pas le courage de signaler que son fidèle auditeur a disparu. Vigneron annonçant la mise en vente de la vendange de l’an passé : va-t-on se substituer sans rien dire au client disparu et laisser des lettres à lui adressées arriver chaque année ? Les associations d’anciens élèves les plus riches tiennent un compte sérieux de leurs adhérents. D’autres conservent des membres fantômes. Par fidélité, on payera la cotisation pour recevoir le bulletin et des nouvelles des amis. Internet appartient à cette zone grise d’une survie aléatoire. La vie numérique se prolonge de façon chaotique. Il y a ce qu’on ne sait pas arrêter : une adresse de courriel personnelle d’où ne part plus aucun message et où, pourtant toutes sortes de correspondances continuent à s’accumuler. Personne n’a le mot de passe et personne ne s’en soucie jusqu’au jour où les services d’une improbable administration s’avisent soudain d’écrire justement à cette adresse-là. On a beau signaler l’erreur, une machine, quelque part, continue implacablement son office. Une page Facebook ça se ferme comment ? Un site ? Un blog ? On peut espérer que personne ne les mettant plus à jour aucun internaute ne les consultera plus et qu’ils glisseront doucement dans l’au-delà du Web non indexé.
Contrôler l’avenir
Cette survivance quasi clandestine dans les marges du système n’a qu’un temps. D’autres institutions organisent une survie réglée dans le temps. Les impôts exigent, dans l’année du décès, une déclaration au nom du défunt qui porte sur les revenus de l’année antérieure – on est dans l’ancien système. Confusion des temps. L’employeur envoie automatiquement des notices ; la boîte aux lettres se remplit de courriers adressés spécifiquement au mort. Auxquels il faut répondre. Et signer ? Moment de malaise extrême.
Autre contrôle de l’avenir : le mariage dans sa dimension financière. Le conjoint est désormais officiellement et pour le reste de sa propre vie, « survivant ». Veuf ou veuve, il pèse sur sa vie future des obligations et non des moindres : ne pas se remarier ni même vivre en concubinage, s’il veut conserver « sa » pension. L’œil des caisses de retraite veille sur sa fidélité posthume.
Le véritable maître de l’avenir, c’est le notaire. Son rôle est double. D’une part, il assignera au mort sa place définitive hors du monde des vivants lorsqu’il clôturera ses dossiers, dans les temps rigoureusement impartis par les services fiscaux sous peine d’amende, fera enregistrer ses actes et en délivrera des copies destinées à être conservées pendant des générations dans les archives familiales et celles de l’étude. D’autre part, il offre au mort la possibilité de continuer à agir dans le monde en assurant le respect de ses dernières volontés. Usufruit, donations, partages… des actes notariés, parfois très anciens ont été enregistrés. Les notaires en ont conservé les traces. Ils en prévoient les conséquences qui seront mises en œuvre, le jour venu. Les décisions prises par le défunt de son vivant prendront ainsi effet des dizaines d’années après son décès.
Le temps du deuil
Reste, pour les vivants, le temps du deuil. Un temps sans véritable début et sans fin, qui s’écoule de façon irrégulière, avec ses périodes d’intense chagrin, ses moments d’oubli, ses retours en arrière. Lent travail de mise à distance des émotions, qu’on ne peut ni accélérer ni ralentir, qui vous saisit et ne vous lâche plus. Travail marqué par des rites, collectifs et individuels.
Les cérémonies commémoratives disent dans quel registre il faut désormais parler du défunt. Accompagnement vers une vie éternelle, pour les uns. Fin d’une présence terrestre marquée par un terme irrévocable, pour les autres. Et, pour tous, entrée dans le registre du souvenir.
Dans le registre privé, les vêtements ont été donnés, les carnets personnels détruits ou rangés, les tableaux et les vins anciens distribués. L’appartement a été quitté, la disposition des meubles modifiée. Le souvenir s’apprivoise. De brusques bulles de mémoire reviennent à la surface aux moments les plus imprévus : où a-t-il, a-t-elle, pu ranger la bonde du tonneau, la serpette à herbe, la prise du tuyau d’arrosage ?
Les albums de photographies compulsés en famille entretiennent la mémoire, entérinent l’oubli. Qui est cette jeune fille qui pose auprès d’un garçon en tenue de premier communiant dans les années d’avant-guerre ? Cela n’a plus d’importance. On peut l’oublier. Les morts plus célèbres ont une plaque de rue à leur nom, un biographe acharné à les faire revivre, une fondation qui gère leur œuvre et organise la lutte contre l’oubli. Les autres, confiés à la mémoire privée de la famille, voient le souvenir s’amenuiser au fur et à mesure que les générations se succèdent.
Trois ans après que reste-t-il de ce travail ? Des actes notariés récemment reçus qui stipulent, séparent, prévoient la dévolution des biens, clôturent les comptes, transmettent. Des biens meubles qui supportent le souvenir : photographies qu’on regarde en passant, paquets de lettres rangées sur un bureau qu’on ne se décide pas à mettre dans un tiroir, voiture à l’odeur familière… Supports par dizaine d’une mémoire individuelle, privée, secrète. Bricolage de la survivance quand les institutions ont fini leur travail de mise à l’écart et d’assignation. Travail intime de mémoire et d’oubli, jamais terminé, toujours recommencé. C’est long, la mort.