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Médium 01 Varia (automne 2004)

Goliath dans son jus

Symptôme

par Régis Debray

Publié le : 11 août 2020.

Y a-t-il tant de différence entre un sénateur démocrate et un autre républicain ? Entre un néo-con et un paléo-con  ? Ne sont-ils pas modelés par un même environnement d’images, de sons et de mots ? Par les mêmes écoles ? Par les mêmes hamburgers, les mêmes bulletins météo, le même Dieu ?

Par l’œil de Michael Moore, l’Amérique d’en bas tourne celle d’en haut en dérision. Il bat la semelle sur le trottoir, sous les fenêtres du Sénat, de la Maison-Blanche, de l’ambassade saoudienne, sans franchir les portes capitonnées. La plèbe, via son micro, sa casquette et son gros ventre, interpelle du dehors les puissants. Elle n’en revient pas. « Comment les pauvres, noirs et chômeurs peuvent-ils verser leur sang en Irak pour défendre votre cause, vous les riches ? » Des décideurs, notre Falstaff a fait des pantins. Objection : les riches aussi ont un cerveau, au moins collectif. Une culture préprogrammée par un milieu de pensée et de vie. Celui d’une classe dirigeante, que le peuple américain reconduit librement par les urnes tous les quatre ans. Y a-t-il tant de différence entre un sénateur démocrate et un autre républicain ? Entre un néo-con et un paléo-con  ? Ne sont-ils pas modelés par un même environnement d’images, de sons et de mots ? Par les mêmes écoles ? Par les mêmes hamburgers, les mêmes bulletins météo, le même Dieu ? Bipartisane était la commission nationale de dix membres chargée à la fois par le Congrès et la Maison-Blanche d’enquêter sur le 9/11. Son rapport final et unique passe au scanner un inconscient collégial, celui d’une bureaucratie morcelée mais soudée par une même « personnalité de base ». L’étonnante enquête nous fait rentrer par la fenêtre et entrer dans ces mêmes bureaux à moquette épaisse au pied desquels Moore piétine de rage. Ici, nous passons à l’intérieur, dans la cervelle d’en haut, sans étiquette, et contemplons avec elle, depuis ses terrasses, ce « ROW » (rest of the world) d’où viennent les mauvais coups.

Une collectivité dominante peut-elle s’extraire de sa sphère de vie et de pensée pour se considérer objectivement, à distance, relativement à d’autres sphères, éloignées et dominées ? Un dedans peut-il voir son dehors, et se voir lui-même du dehors ? Ou un vivant n’est-il destiné qu’à voir les autres spécimens réfractés par son bocal propre ? À ces graves questions, les cinq cent soixante-sept pages de la très consensuelle « Commission d’enquête sur les attaques terroristes contre les États-Unis » répondraient plutôt non [1]. On ne s’en sort pas. « H2O, disait McLuhan, n’est pas la découverte d’un poisson. » Le H2O du « terrorisme islamique », c’est à craindre, ne sera pas la découverte de la société nord-américaine qui en fut si cruellement victime (et dont le gouvernement sait aussi, le cas échéant, organiser torture, meurtre et terreur chez les autres, comme en Amérique latine avec le plan Condor).

Et pourtant ! Minutie du récit, précision chirurgicale dans la reconstitution des faux-pas, impitoyable acuité des confrontations de sources, mise en transparence des rouages les plus confidentiels de la machine politique, diplomatique et policière US : on ne voit pas quelle démocratie européenne aurait la liberté politique, le courage moral et les moyens juridiques d’une auto-analyse aussi exigeante. Le lecteur est soufflé d’admiration. À côté de ce page turner sans concessions, le Da Vinci Code ferait presque figure de bluette raplapla.

Deux volets dans ce document dont la traduction en français s’impose : « How did this happen ? » et « How can we avoid such tragedy again  ? » La première, factuelle, est radioscopique. La seconde, politique, superficielle. Radicalité dans le comment, conformisme dans le pourquoi. Au moment où les Marines et leurs supplétifs recrutent par milliers chez les chiites et les sunnites des terroristes pour les deux prochaines décennies, pas un mot sur l’Irak occupé. Ni sur l’Afghanistan de nouveau en dissidence. Deux lignes sur Israël et la Palestine. Mais vingt pages sur les vertus du « biometric entry-exit screening system » et d’une meilleure surveillance des circuits bancaires. Le terrorisme, question technique, ne renvoie pas à un état du monde. Il n’est pas l’aboutissement d’une histoire politique récente (durant laquelle les États-Unis ont travaillé à éliminer les nationalismes arabes laïques), ni le travestissement d’une très vieille tradition religieuse (on ne souligne pas, excusez du peu, que les dix-neuf meurtriers suicidaires croyaient au Paradis). C’est quasiment James Bond contre docteur Nô, alias Ben Laden. Un complot greffé sur une idéologie inconsistante, dont un monde libre sans idéologie viendra naturellement à bout par des traités de libre-échange, la concurrence des capitaux, de bonnes radios-télés et des bourses d’études aux États-Unis pour les étudiants méritants. Hors champ, les mots d’injustice, d’oppression, d’humiliation, de colonisation. Hors champ, l’islam d’hier et d’aujourd’hui, l’archipel de ses mouvances et ses théologies. Les faits, les faits. Écoutes, satellites, interrogatoires. C’était donc vrai : une administration peut tout savoir et ne rien comprendre. L’Empire d’Occident navigue dans l’Orient compliqué avec une idée simple : le faire rentrer au plus vite dans son propre bocal, le capitalisme libéral et amnésique, et tout ira pour le mieux. L’Empire rêve la planète à son image – et bombarde.

Les jouissances du vase clos sont les mieux partagées du monde. Elles permettent à tout individu de voir la réalité telle qu’il est. Chacun, face à l’intrus, les cultive de son mieux : le douillet, c’est notre ligne Maginot. Comment garder tonus et dynamisme sans se fermer aux méchants bruits du dehors, par nature déprimants ? Si par quelque maléfice électronique nous devions écouter chaque soir tout le mal qui s’est dit de nous durant la journée, ici et là, chez ceux qui nous voient de l’extérieur, on irait en clinique, zombie sous camisole chimique.
Souvenez-vous. Ses services faisaient lire matin, midi et soir à Pierre Bérégovoy, Premier ministre fauché qui avait emprunté trois sous à un ami pour s’acheter un appartement, sa revue de presse : il en est mort. Conclusion à l’usage des candidats à la survie : sauvez votre quant-à-soi ! Chacun dans ses abris ! Fermez les écoutilles et à votre nombril ! Pour le bonheur comme à Lausanne, c’est recommandé. La clôture culturelle d’une « société ouverte », à la fois cosmopolite et introvertie, capable de dissoudre dans un même suc gastrique tous les apports du monde extérieur, ne protège pas seulement son confort moral. Elle exprime sa formidable vitalité interne. Il serait puéril d’exiger de la forteresse Amérique de se mettre évangéliquement à l’écoute des périphéries.

Mais quand un gouvernement s’octroie sans façons celui du monde entier, quand il estime qu’ici et là, sur le globe, c’est du pareil au même (the American homeland is the planet, recommande ce rapport officiel, p. 362), le provincialisme mondialisé n’est plus opérationnel. Un requin de haute mer câblé en poisson rouge. Qu’ils se réclament de Léo Strauss ou du petit Jésus, les fondamentalistes de Washington n’ont pas les outils mentaux de leur mégalomanie messianique. La reine Victoria savait plus d’histoire et de géographie que M. Bush junior (ou ses successeurs). Le British Empire a duré deux cents ans. Il n’est pas sûr que l’héritier fasse aussi bien, malgré des moyens matériels incomparables.

Un souvenir en passant, old man. Le village d’Aspen, Colorado, l’été 1982, un soir sur une terrasse, après une journée de séminaire. Il y a, en manches de chemise autour d’une table de restaurant, l’establishment de la sécurité US, démocrate et républicain, de Mac Namara à Richard Perle, en passant par Mondale, l’ancien vice-président, Scowcroft et Wohlstetter. Gentillesse. Hospitalité. Informalité. Nous sommes là deux Français, étonnamment conviés à un séminaire de travail très réservé, Jean-Louis (Gergorin), alors chef du Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, et Régis (Debray), alors conseiller du président de la République pour le tiers-monde. L’Aspen Institute, nous apprend un convive, vient de recevoir un legs important. Suit un tour de table : que chacun dise à quel projet prospectif cet argent frais pourrait servir. On imagine mal de grands manitous français prendre l’avis de deux zigotos de passage sur l’affectation d’une ligne budgétaire. Merveilleuse, confiante, accueillante Amérique ! Je suggère, à mon tour de parole, qu’Aspen finance une enquête sur les sentiments d’hostilité aux États-Unis, non pas au café de Flore ou sur la place Rouge (en 1982, le sort de l’URSS, disais-je alors, est scellé, il faut passer aux choses sérieuses) mais dans tous les recoins des cinq continents : bidonvilles de Lima et de Caracas, Le Caire, Bombay, Johannesburg, Téhéran. Consternation sur tous les visages. Cette vieille gauche française, décidément… Un homme normalement constitué (mis à part, donc, les communistes) ne peut pas ne pas aimer ceux qui ne pensent qu’à son bien. Un Américain normal est de plain-pied avec l’étranger en tant qu’individu, mais il s’arrête au prénom. Sa désarmante et incurieuse cordialité ne se soucie pas de savoir d’où il vient, quel bagage il traîne, à quelle famille d’esprit il appartient. De ce qu’on ait le même espace en commun, où chacun est mobile et peut refaire sa vie à tout moment, devrait s’ensuivre qu’on ait tous la même généalogie, la même histoire. Navrante, myope, arrogante Amérique ! On me fit comprendre ce soir-là qu’il n’y avait aucune raison de perdre son temps et son argent avec des malades mentaux ou des ennemis du genre humain. Il y a des asiles et des prisons pour cela. Guantanamo a complété depuis avec des chenils. Tout « anti-Américain » est un chien, nos mentors vous le disent chaque jour par voie de presse. Je bénis la sage décision qui m’a depuis interdit de séjour aux USA, trois ans avant le 9/11 (lieu du refoulement policier : l’aéroport de Boston, que M. Mohammed Atta devait peu après franchir avec plus de succès que moi). Elle m’aura évité l’un de ces trois lieux de repos.

On pourrait compléter la question de Michael Moore par cette autre, où gît sans doute la réponse à la sienne : comment une aussi prodigieuse concentration de savoirs et d’expertises sous une même bannière étoilée peut-elle engendrer, couvrir ou accompagner des décisions internationales dont un enfant de sept ans comprendrait, indépendamment de toute considération morale ou juridique, le caractère abracadabrant et auto-destructeur ? Est-ce le meilleur moyen de combattre l’islamisme que d’agresser et d’occuper de sang-froid, sans y avoir été provoqué, une nation musulmane, même pétrole mais autre langue, autre culture, autres mœurs ? Les élites politiques et intellectuelles de la métropole, M. Kerry et New York Times inclus, ont donné dans ce panneau qui crevait les yeux de n’importe quel observateur extérieur, doté d’un minimum de bon sens historique, pourvu qu’il ne fut pas un féal, comme M. Blair, ou un client, comme M. Berlusconi ou M. Barroso, président d’une Commission baptisée par mégarde européenne. Comment une nation aussi sourcilleuse de son indépendance, qui a élevé son chauvinisme à la hauteur d’une religion civile et la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes en orthodoxie, celle de Monroe, peut-elle s’étonner que son occupé témoigne d’un sentiment peu ou prou analogue au sien ? Comment des pragmatiques peuvent-ils tenter l’impraticable ? Comment des individus qui ont un culte vétilleux de la vérité, et la phobie juridique du faux témoignage, peuvent-ils, tous ensemble, gober d’énormes mensonges d’État ? Parce que c’est leur État et leur pays. L’absorption d’une conscience par sa poche biologique, ce bandeau sur les yeux, n’a pas épargné les plus hautes cultures humaines (depuis l’Égypte pharaonique et la Perse achéménide), et l’Amérique ne fait pas exception à la règle impériale, même si la projection sur grand écran confère à l’atavique idiotie une note hollywoodienne.

Intelligences individuelles et aveuglement collectif. Générosité inter-personnelle et férocité internationale. Think tanks à la louche et bêtises à la pelle. Puritanisme à domicile, immoralisme à l’étranger. On se défaussait d’ordinaire de ce genre d’incohérence sur la démesure d’un despote, Xerxès, Napoléon, Hitler, ou sur les œillères d’un totalitarisme étouffant. Le contexte démocratique lui redonne sa dimension proprement anthropologique. On demande d’urgence un « Tocqueville le retour » : « J’avoue que dans l’Amérique, j’ai vu plus que l’Amérique. J’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de ses préjugés et de ses passions. » En attendant cet historien philosophe, on n’éclairera pas ce mystère avec la pauvre et insuffisante notion d’idéologie. Il faut rendre aux concepts de médiasphère et de milieu – l’agitation dans le bocal – la plénitude et l’emprise qu’un médiologue leur reconnaît.

On peut aussi, plus classiquement, pour l’autopunition de l’ubris, relire Eschyle. Ou encore, pour comprendre l’impuissance du colosse surarmé, l’imbécillité à moyen et long terme des plus fins appareils de détection et des systèmes d’information immédiate, l’Ancien Testament. Goliath souffrait du handicap de l’acromégalie  : le champ de vision frontal (dû à une compression du nerf optique dans l’encéphale). Le colosse voit flou sur les bas-côtés. Goliath, psychorigide et regard fixe, avançait de face, lourdement. Devant un autre acromégale, État contre État, le géant aurait eu toutes ses chances. La preuve, il a gagné contre l’URSS. Avec sa fronde minable, David le bondissant virevoltait, latéralement. Société contre État. Goliath n’a vu, et ne verra rien venir. Demain comme hier.


Notes

[1New York/Londres, W. W. Norton éditeur, 2004.


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