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Médium 55 « Le code et la chair » (avril-juin 2018)

Tatouage à tout âge

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Publié le : 2 avril 2018. Modifié le : 9 août 2020

« Vous ne ferez pas d’incisions dans votre chair pour un mort et vous ne vous ferez pas de tatouage. » Lévitique 19.28, La Nouvelle Bible Segond.

Se singulariser en faisant comme tout le monde, c’est un peu la définition de la mode. À la différence de la parure amovible sur le corps, dont on peut à tout moment se dépouiller pour en changer, le tatouage, comme le piercing, est inscrit douloureusement dans la chair, indélébile. Un tout autre engagement, irréversible.

L’affaire n’est pas récente. D’après une étude parue dans le Journal of Archeological Science, de mars 2018, des tatouages de plus de 5000 ans ont été découverts sur le corps de deux momies égyptiennes conservées depuis une centaine d’années par le British Museum.

Du paléolithique aux tatoos actuels, en passant par les momies égyptiennes, la plupart des études accréditent l’idée que le tatouage, plus qu’une peinture sur soi, est vécu par les tatoués comme une pratique hautement symbolique, qui inscrit le sens dans la chair : une question de survie, au double sens de vie prolongée et de vie augmentée. La surface devient le lieu de la profondeur, profond en superficie.

Inscrire sa marque sur son corps même, c’est une façon de laisser sa trace dans le monde. Mon corps m’a été donné, et ce corps périssable me sera repris. Il m’appartient donc de me l’approprier. Tatouages, scarifications, piercings s’inscrivent dans la perspective d’un corps inachevé, base de l’affirmation de soi et de la construction identitaire : une image de soi soumise à l’interprétation d’autrui… Être, c’est être percé ? Le tatoué est une Égypte dont autrui voudrait déchiffrer les hiéroglyphes, dirait Deleuze.

De même, contre l’identité prescrite par une société qui donne des rôles à jouer de manière à faire semblant d’être, le côté tribal du tatouage et du piercing donne au social du caractère, d’où sa pratique intensive dans les sociétés secrètes, notamment criminelles, « asociales ». À l’autre extrémité, l’inscription perpétue la mémoire des victimes : des jeunes se font tatouer le numéro de déportation de leurs grands-parents. Telle une cicatrice, médium d’une douleur dont on ne peut sinon prouver qu’elle est vraiment partagée : les écrits restent. Pris entre l’« en soi » d’un corps et d’un rôle social reçus, et le néant du « tout est possible » (la mode, l’identité consommée), le tatoué échappe à ce flottement, par un encrage qui lui assure un double ancrage, personnel et collectif.

Quand le corps est réduit au statut d’objet technique promis à la fabrication en grande série, le tatouage en fait un objet d’art unique, doué d’une aura et non reproductible, à l’opposé du cauchemar gnostique des transhumanistes… Des médecins américains n’ont-t-ils pas décidé de ne pas réanimer un homme dont le torse était barré d’un tatouage performatif : « Do not resuscitate » ?

Mais quand la pratique se généralise, le conformisme, la distinction conforme, guette… La peau sert d’écran à l’expression d’un moi figuré. Le marché propose désormais des tatouages effaçables, signe que la mode est en train de l’emporter. On « personnalise » son corps comme certains « customisent » leur voiture, on l’expose sur les écrans en mode selfie. Les asociaux font société… Un chirurgien britannique (« péniblement » biblique [1]) n’est-il pas accusé d’avoir gravé ses initiales sur le foie de deux patients endormis ?


Notes

[1« Oui manifestement, vous êtes une lettre du Christ écrite par notre ministère, non avec de l’encre, mais par l’esprit de Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur des cœurs », Corinthiens 3.3, La Nouvelle Bible Segond.


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