Médiologie
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Médium 07 (avril-juin 2006)

Origine

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Publié le : 2 août 2018. Modifié le : 12 août 2020

Travail ardu, asymptotique, peut-être inachevable, à remettre chaque jour sur le métier. Il n’en demeure pas moins que l’archétype aux mille retours et détours de l’Origine ne cadre pas, en rigueur, avec la grille de lecture du médiologue.

1. Étymologie

Comme Orient et Orion, notre origine vient de orior, se lever, naître. L’illusion de l’origine est naturelle : le soleil ne se lève-t-il pas à la fin de la nuit ? Elle apporte avec elle l’implicite dénégation du préexistant (le soleil ne naît pas en se levant, et mon lever de soleil signifie pour un autre son coucher). L’origine, en sa verticalité mystique, côtoie l’archè ou le principe éternel, et postule à la fois une idée de transcendance et de permanence. En archè, en grec = dans l’unité primordiale des choses, avant le début de l’histoire effective. Cette dernière se désigne dans l’initium latin, le ab urbe condita (depuis la fondation de Rome), qui replonge dans la temporalité brute. La miraculeuse et fuyante Origine se distingue en rigueur des commencements humains trop humains –lesquels mettent à jour des « petites vérités sans apparence ». Ce qui rend, à l’instar de la généalogie nietzschéenne, la médiologie d’une genèse « toujours grise, patiente, méticuleuse et basse ». Car autant majestueuse et nimbée de gloire est l’Origine, autant triviale est la provenance, et contingente la souche. À l’arrière-plan essentialiste et métaphysique de l’origine, s’oppose l’approche historienne et trotte-menu du médiologue qui ne connaît que des minuscules. Par exemple, pour l’avènement de Dieu, l’alphabet, la roue, le nomadisme pastoral et le papyrus. Milieu et médium auront toujours quelque chose de minable et d’impie aux yeux des amateurs de majuscules. C’est un handicap quant au prestige, un progrès quant au savoir.

2. L’empreinte théologique

C’est dans l’espace mental et politique des Révélations monothéistes que se déploie, à son plus haut régime, cette tenace recherche d’une splendeur perdue, dans la mesure où le grand récit religieux est toujours celui des origines, à tournure tantôt épique et collective, tantôt mystique et personnelle. Et les pathologies de l’origine que sont les intégrismes, tant religieux qu’idéologiques, donnent aux flamboyances d’un fantôme les dimensions d’un incendie. Ce leitmotiv fait plus que jamais florès. On dénonce ici la perversion du message coranique  ; on parle de retrouver les vrais et premiers enseignements du Prophète. Là, on se fait fort de transmettre la foi chrétienne dans la fidélité aux origines. L’idée implicite qui court sous ces réclamations est que le temps écoulé déforme et dégrade la vérité d’un mouvement d’idées, d’un élan de foi, laquelle étincelait dans son état original, où elle trônait plénière, orgueilleuse et simple, telle qu’en elle-même. À Médine, à Bethléem, dans le Sinaï. Dès lors, le salut du fidèle consistera à réduire l’écart qui s’est creusé entre l’exemplaire d’antan et les contrefaçons du jour. À gratter le palimpseste pour retrouver, intact et rayonnant, le « Urtext », les ipsissima verba de Jésus, la Charia initiale, l’acte de naissance en amont des copies.

La quête infructueuse quoique jamais découragée de la matrice comme label d’authenticité est de type téléologique. La cause finale chargée d’expliquer le devenir en cours se tenait en creux dans l’origine supposée, puisqu’il est admis qu’au commencement de toute chose se trouve ce qu’elle a de plus précieux et de plus essentiel. Qui détient la clef de l’origine est l’arbitre des finalités, et vice-versa. On la voit encore à l’œuvre, cette eschatologie habillée en chronologie, dans ces histoires de la connaissance attribuant à un inventeur l’intégralité, sinon l’intégrité, d’un nouveau champ scientifique, mais aussi dans ces histoires politiques où la vérité d’une formation sociale ne se constitue pas dans et à travers son histoire mais exauce les vœux d’un scénario préexistant –l’arbre tout entier dans la graine. Elle se faufile partout où se met en scène l’opposition d’un bon début et d’une mauvaise postérité, partout où l’on théâtralise la recherche d’un déjà-là, d’un fondateur définitif, de l’an-zéro.

Le fantasme salvateur de l’origine hante le sempiternel retour aux sources. Marx ou Freud, Jésus ou Mahomet : au-dessous des discours et des pratiques se réclamant de ces noms propres, le sens commun guette, ausculte, implore le contenu latent, à demi silencieux, d’une vérité première effacée. Et chaque exégète, militant ou adepte, de courir après le fantôme d’un point origine, « indéfiniment reculé, jamais présent dans aucune histoire, n’étant lui-même que son propre vide et à partir duquel tous les commencements ne pourront jamais être que recommencements ou bien occultations », voire les deux à la fois (pour le dire avec les mots de Michel Foucault). Mais ce ne sont pas seulement les pratiques discursives que le fantôme du Créateur nous invite à reconduire vers une aurore immaculée. Ce peut être les Lumières, la République, le Socialisme, l’Occident, les Droits de l’homme, la Civilisation. C’est l’histoire entière des hommes que nous appréhendons compulsivement comme le dévoiement d’un âge d’or, essentiel et réel. Et nous voilà tous, Grecs et Troyens, assignés à l’obligation d’aligner ce que nous sommes (malheureusement) devenus sur ce nous avons été (magnifiquement) au départ et que nous aurions dû rester, si nous avions été à la hauteur. L’aliénation, dans ce discours mélancolique et puriste, c’est la trahison du moment fondateur, qu’il nous faut ressaisir jusqu’au plus profond de son essence. Jusqu’au noyau diaphane du principe transcendantal, qui, à l’instant idéal de l’émergence, n’était pas encore extérieur à lui-même. Le salut individuel ou collectif consisterait dès lors, dans cette tautologie idéaliste, à réinventer cette pure coïncidence de soi à soi, par un acte mimétique et fantasmatique de refondation.

Le fantasme a des effets directement politiques en ce qu’il lie le mythe de l’origine à l’exercice d’autorité. Ceux qui ont la maîtrise de l’origine ont la maîtrise de la fin. Ils ont la bonne parole, ils savent qui étaient les premiers occupants de notre terre, et sachant d’où nous venons, ils sont fondés à nous dire où nous devons aller. À eux de décider de notre Bien. C’est pourquoi l’origine, dans quelque domaine que ce soit, n’est pas seulement l’objet d’un savoir passéiste mais l’enjeu d’un combat actuel, destiné à hypothéquer l’avenir.

3. Le renversement médiologique

L’approche médiologique permet un véritable changement d’élément. Renoncer aux solennités fondamentalistes, c’est passer de la scène dans les coulisses. Et dissiper cette croyance fort consolante et rassurante qui faisait de tout parcours historique la déchéance en politique d’une annonce mystique. Quiconque prend au sérieux le fait que le transport transforme, débouche sur un constat paradoxal :
l’objet d’une transmission ne préexiste pas à l’opération de sa transmission. En d’autres termes, il n’est d’origine que reconstruite, en retard sur elle-même, fantasme rétroactif ou mythe performatif. C’est son parcours qui fait d’un discours de référence ce qu’il est. C’est l’a posteriori qui fait l’a priori, le christianisme, le Christ, et non l’inverse. Le marxisme, Marx ; le freudisme, Freud, etc. L’origine : cela qui advient à la fin. Non pas le point de départ mais le résultat. Dans l’Ancien Testament, la Genèse s’écrit après coup et les Prophètes ont été « bouclés » avant la Loi. Le processus de transmission, deux fois déterminé par son support matériel (M. O.) et son cadre organisationnel (O. M.), n’est pas dégénératif mais constructif. Du moins sont-ils toujours l’un et l’autre – coïncidence des contraires qui signe la tragédie transmissive.

De même, une médiologie de la genèse du christianisme met à jour le fait que l’institution ecclésiale supposée relayer invente peu à peu son origine, en instaurant comme inaugurale la parole qu’elle n’a pas transcrite mais bel et bien écrite. Il n’y a pas eu d’abord la parole de Jésus, ensuite son recueillement et sa transcription par des apôtres-médiateurs, et enfin sa diffusion tous azimuts (omnes gentes) par un corps sacerdotal servant de relais. Le processus fut à l’envers : c’est l’institution chrétienne qui a modelé la proclamation chrétienne. Non pas : « Une parole qui devient monde », mais un monde qui s’est parlé à travers cette parole. Les « textes sacrés » sont produits par des communautés qui s’en servent en tant que de besoin pour faire communauté. D’où, dans le christianisme comme dans l’islamisme, le caractère tardif des écritures sacrées. La légende et nos manuels scolaires nous enseignent par exemple qu’« en 610, le Coran est révélé à l’archange Gabriel ». Or l’examen des faits (voir Alfred-Louis de Prémare) nous montre que le travail rédactionnel qui a produit la vulgate officielle du Coran « incréé » a demandé au moins un siècle, une élaboration collective, et sur un espace beaucoup plus large que celui de La Mecque et de Médine.

On comprend pourquoi il n’y a pas d’origine innocente : elle dépend largement de nous. En choisissant nos figures ancestrales, nous choisissons notre identité. S’il est vrai que celle-ci a besoin de se donner un arbre généalogique ou de s’enraciner dans une tradition fondatrice, ce n’est pas la même chose, pour un hébreu d’aujourd’hui, de se réclamer de Jacob (l’ancêtre tribal) ou de Moïse (la figure prophétique). On voit bien l’enjeu politique du choix de l’ancêtre d’élection.

L’origine n’est pas un savoir, c’est une saveur, et elle nous est indispensable. L’histoire positive ne nous livre que des commencements, aléatoires, plus ou moins confus et complexes. L’origine unique et simple (pour nous Français : Clovis, Poitiers ou Hugues Capet), relève de la mémoire, donc du mythe.

Or nous avons organiquement besoin de nos mythes d’origine : pour arrêter quelque part la chaîne des causes, par trop déroutante et indéfinie, circonscrire un territoire de référence, délimiter une frontière. Nul savoir n’est conjonctif. Seule une mytho-histoire peut avoir un effet de communion, conférer à un groupe incertain sa fierté identitaire et lui assurer une pérennité collective.

Le médiologue devra vivre en somme avec deux idées contradictoires (fatalité de
l’intelligence, disait Scott Fitzgerald) : inanité scientifique et nécessité anthropologique de l’origine. Il déconstruira la chimère et vantera la sirène. En se gardant bien de sacrifier l’histoire à la mémoire – pas moins que l’inverse. Car on a besoin des deux.

Paru dans Médium 7, avril-juin 2006.



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