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Médium 28 « Bien manger » (juillet-septembre 2011)

La cuisine zappée

Symptôme

par Michel Melot

Publié le : 12 août 2020.

La connivence entre cuisine et nouveaux outils de communication ne se limite pas à la métaphore du « menu ». Tout laisse penser que leur pratique quotidienne modifie nos façons de nous nourrir, tant dans les manières de table que dans la composition des repas.

La cuisine entre à ce point dans le champ des sites communautaires d’Internet que la collusion entre votre écran et votre assiette devient une évidence. N’a-t-on pas l’impression, quand on ouvre l’ordinateur portable et que l’on s’installe devant son clavier, de se mettre à table ? Le menu s’affiche alors, riche de toutes les tentations qui ouvrent l’appétit. De son côté, le four à micro-ondes se comporte comme un écran sur lequel on va consulter l’état du plat qui s’y inscrit. La connivence entre cuisine et nouveaux outils ne se limite pas à ces métaphores ordinaires, à moitié conscientes. Tout laisse penser que leur pratique quotidienne modifie nos façons de nous nourrir, tant dans les manières de table que dans la composition des repas.

La télévision a déjà disposé ses plateaux, imposé ses horaires et choisi ses mets parmi ceux qui se mangent sans absorber l’attention. Déguster des crustacés ou une cuisse de canard en regardant le JT relèverait en effet de l’acrobatie. Le téléphone portable à oreillette permet au moins de manger un sandwich sans interrompre la communication. L’intérêt porté à l’écran vient parasiter celui du plat à déguster, et l’on peut compter de telles pratiques parmi les plus dévastatrices de l’art culinaire. Le temps passé devant l’ordinateur s’annonce plus radical encore que le repas-télé. On mange comme on communique et on mange ce qu’on communique. La cuisine fait désormais partie des multimédias. Il faut inventer un mot nouveau pour intégrer le goût dans l’audiovisuel. Le nombre de sites communautaires où l’on présente les mets les plus appétissants ou les plus détestables ne cesse de croître. Le plus connu sur Flickr, I ate this, rassemble une vingtaine de milliers d’internautes, mais on trouve aussi des images édifiantes sur son site, qui présente côte à côte le plat tel qu’il est représenté sur l’emballage, paré de tous ses appâts, et tel qu’il se retrouve, dégoulinant et verdâtre, dans votre assiette : effet répulsif assuré.

Plus sérieusement, plusieurs chroniqueurs ont mis en évidence les conséquences de la consommation d’information avec la consommation alimentaire. Première constatation : le goût pour le zapping à table comme à l’écran. Dans le quotidien, le succès des sushis, mais aussi des tapas et autres choses à grignoter, doit certainement beaucoup à cette habitude devenue réflexe de vouloir tout tester, mais vite. La mode du repas en kit, des tout petits plats juxtaposés pour qu’on puisse passer sans même y penser de l’un à l’autre – canapés et verrines–, n’est rien d’autre que la transposition dans nos manières de nous nourrir de la façon que nous avons de vivre « en ligne ».

Deuxième constatation, plus évidente encore : l’envie de tout essayer, dans un monde dont Internet est la vitrine universelle. De même qu’on veut et qu’on peut tout voir sans décoller de son écran, on veut tout manger sans se déplacer. C’est la cuisine télécommandée de la pizza express ou du menu indien livré en petits paquets dans la demi-heure. Mais c’est aussi le melting-pot alimentaire où tous les goûts du monde viennent vous attirer simplement parce que l’offre est devenue internationale.

Enfin, notre cuisine se moulant sur l’exemple des sites communautaires (à moins que ce ne soient les sites communautaires qui se moulent sur le plus ancien d’entre eux : la table du repas ?) devient une wiki-cuisine où chaque internaute interpelle son voisin pour lui demander comment il assaisonne sa salade, où il a trouvé son arrow-root, quel temps de cuisson pour son gigot et comment éviter les grumeaux dans la pâte à crêpe.

Les recettes, comme tous les autres objets de connaissance, sortent du corpus convenu du livre de cuisine pour devenir un savoir perpétuellement enrichi, mais surtout un savoir personnalisé. Bientôt, le promeneur pourra voir sur son portable les plats que proposent les restaurants du quartier, taper 1 pour le menu du jour et 2 pour l’emporter. Déjà les formules cosmopolites à la mode dans les bars à vins, à soupes, les épiceries « ethniques » et sur les cartes de certains grands chefs ne sont pas autre chose que des cyberespaces du goût.

Logo de l’article : Par kellyhogaboom — https://www.flickr.com/photos/kellyhogaboom/4073300124/, CC BY-SA 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=9441253



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