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Médium 57 « Drôle d’époque » (octobre-décembre 2018)

Hulot, idiot utile ?

par Daniel Bougnoux

Publié le : 10 août 2020.

Fut longtemps réputé idiot utile, le naïf qui coopère à son insu à une manipulation idéologique. Mais le plus idiot n’est pas toujours celui qu’on croit.

J’évoque à dessein par ce titre la grande époque où le Parti communiste attirait à lui nombre d’intellectuels ou d’artistes séduits par sa politique ; sans faire eux-mêmes le saut de l’adhésion, ces « compagnons de route » contribuaient par leurs prises de position favorables à donner aux communistes une brillante caution. Parmi les « camarades », en revanche, nombre d’esprits sectaires méprisaient plus ou moins ouvertement ces belles âmes qui les fréquentaient en gardant leurs distances, ou se contentaient d’opiner sans davantage militer. Gide fut par excellence, avant son fracassant SRetour d’U.R.S.S de 1936, l’un de ces « idiots utiles » ; et je dirai qu’Aragon lui-même, quelles qu’aient été la force et la loyauté de son adhésion, ne dépassa pas ce rôle aux yeux d’un Marty ou d’un Lecœur. Militant trop cérébral, trop passionnel et sensible aussi, il cadrait mal avec le dogmatisme d’apparatchiks qui vivaient leur engagement comme l’élan d’une locomotive lancée sur les rails de la toute-puissante dialectique marxiste-léniniste.

Les temps ont changé et les situations ne sont pas comparables ? La surdité idéologique et les calculs des capitaines d’industrie et des hommes de pouvoir n’ont pas diminué pour autant ; non plus que la toute-puissante logique d’un marché décidé, au nom du profit, à laminer avec quel cynisme parfois (Monsanto !) ses adversaires sur son passage. Je me demandais donc, en écoutant les poignantes paroles de Nicolas Hulot acculé à la démission, s’il n’aura pas été durant les dix-sept mois de son action systématiquement entravée au Ministère l’idiot utile d’un gouvernement et d’un Président happés par la logique néolibérale et le service à court terme du Capital. Hulot, qui de son propre aveu a perdu la majorité de ses arbitrages, aura-t-il fait mieux que verdir superficiellement un régime accueillant à son appoint de façade, mais indifférent et intimement sourd à ses combats ?

En direct

La dramatique démission de Nicolas Hulot, en direct sur France-Inter mardi matin 28 août, ne se laisse pas regarder sans émotion ; grâce aux caméras qui transforment nos radios en petits plateaux de télévision, nous pouvons non seulement entendre le discours très construit, quoiqu’apparemment improvisé, du Ministre, mais voir son visage tendu, sa paupière crispée : il est en train de prendre, de vivre la décision la plus difficile de sa vie et cela se voit, autant que la stupeur de ses deux discutants, Nicolas Demorand et Léa Salamé, qui n’en reviennent pas de bénéficier gracieusement d’un tel scoop. Court-circuitant le protocole, Nicolas Hulot sans prévenir personne a choisi ce plateau pour y dégoupiller sa grenade, et son choix médiatique, compréhensible de la part du promoteur de la populaire émission de télévision Ushuaïa, bouscule là encore. Or la stratégie d’une pareille énonciation s’avère payante : l’appareil médiatique n’est-il pas la matrice ou la couveuse du monde politique, comme l’écologie celle de l’économie ? S’il voulait frapper les esprits, et avec cette force, le Ministre ne pouvait élire pour son annonce fracassante un meilleur lancement.

Au point où nous en sommes d’un désastre annoncé, chiffré, martelé, mais qui laisse encore le plus grand nombre indifférent, le rôle essentiel revient désormais aux médias : comment, à bout d’arguments, parvenir enfin à frapper les esprits et produire un peu de la tant attendue « prise de conscience » ? Nicolas Hulot enrageait sans doute de peiner à convaincre ses partenaires du ministère, il rêvait nécessairement d’un grand coup, d’un électrochoc : sa démission était une arme one shot, la seule peut-être qu’il pouvait finalement utiliser. Encore lui fallait-il, comme au Scrabble, placer le mot sur la bonne case, celle qui triple ou décuple la mise. L’animal des médias ne s’y est pas trompé, ses mots ont touché très fort, au-delà de toute l’histoire du 7/9 sans doute, et ils deviendront aussi célèbres peut-être que le discours de Malraux introduisant la dépouille de Jean Moulin au Panthéon : le cortège des suppliciés se profilait dans le verbe grandiloquent du ministre-écrivain, comme se bousculaient dans le désespoir affiché mardi par l’autre ministre d’État les abeilles, les ours polaires ou le triton cendré promis à l’extinction. Toute une planète en surchauffe, en voie de délabrement, abandonnée aux profiteurs aveugles du marché et à leurs relais au sommet de l’État, nous parlait par la voix angoissée du Ministre dépassé par l’urgence de la tâche, écrasé par la foule de ceux auxquels il donnait ainsi la parole, les éternels sans-voix de la biosphère, les perdants de la représentation.

Cette émission fait déjà date par la forme comme par le fond : l’aveu, pathétique, de celui qui n’a pas pu, pas su malgré ses pouvoirs apparemment étendus parer au plus grave et nous protéger contre le pire ; son autocritique, son évidente sincérité nous touchaient au plus vif dans la mesure où l’action en politique, pour aboutir, doit être relayée par un mouvement d’opinion qui, autour de l’écologie, n’a pas vraiment pris forme ni essor. Cette émission, cette démission y contribueront-elles ? Mais l’événement politico-médiatique invite aussi à une réflexion, philosophique peut-être, sur les rapports entre l’écologie et l’économie, sont-elles à ce point ou nécessairement incompatibles ?

La rotation rapide des ministres de l’environnement, un véritable siège éjectable depuis la création du poste dans les années 1970, plaide en ce sens. « L’environnement » n’est pas un périmètre délimitable et son responsable relève de tous les autres ministères, agriculture, transports, budget, santé, etc. Il est donc pour ses collègues un permanent poil à gratter, un empêcheur de décider en rond. Au nom de quoi se prennent en effet la plupart des décisions de l’exécutif, toujours guidé par le court terme, le calcul électoral, une croissance pourvoyeuse d’emplois et la pression des lobbies ? Sans compter un certain consensus national autant qu’international, qui remet à plus tard des mesures que l’urgence du présent, et d’une opinion d’abord consommatrice acharnée à conserver ses acquis, lui dictent impérieusement, somnambuliquement… Et ceci sans doute quelle que soit la qualité du personnel en place et auquel, à l’exception de son collègue de l’agriculture, Hulot a tenu à rendre (paradoxalement) hommage. Le clash entre les lois de l’économie et celles, plus englobantes, moins évidentes, de la dimension écologique des problèmes vient de si loin, et agit à une telle échelle, qu’il exonère sans doute nos fragiles décideurs : Macron lui-même, avec son dérisoire, sa rhétorique en même temps s’est montré jusqu’ici incapable de concilier ces deux dimensions typiquement antagonistes-complémentaires ; non par mauvaise volonté sans doute ni par aveuglement vis-à-vis de phénomènes d’une terrible évidence. Si Macron n’est pas Trump, lui aussi doit pourtant remettre à un éternel « plus tard » des mesures qui, dans l’immédiat, grèveraient la croissance, fermeraient des emplois et susciteraient immanquablement, ici et là, la grogne des adeptes (majoritaires) du statu quo, ou de l’individualisme consumériste. Il n’est pas amusant de trier ses ordures, de réduire sa vitesse au volant, de manger moins de viande ou de renoncer de temps en temps à prendre l’avion ; l’écologie a un coût, elle demande du temps et de la persévérance pour des résultats rarement immédiatement évidents.

Écologie et visibilité

Pourtant la sensibilité écologique progresse. Belle avancée, mais avec quels effets ? Il est important de démontrer philosophiquement, théoriquement, que bien loin d’être leur adversaire ou rivale, l’écologie est la matrice enchâssante de nos activités et de nos échanges économiques ; qu’avant ou autour du marché il y a la biosphère, avec ses échanges nourriciers, essentiels pour notre reproduction ; qu’avant ou au-dessus du monnayable et des valeurs vénales, il y a les valeurs vitales, morales, ou tout simplement les communs, tout ce qui nous est donné de naissance, en partage entre tous comme l’eau, le climat, les espèces vivantes ou l’air que nous respirons, qu’il serait catastrophique de marchandiser… Il y a, es gibt en allemand, ces communs relèvent d’un don primaire, inaliénable – pour combien de temps ?
Sur un plan plus pratique ou terre à terre, l’écologie n’est pas l’ennemie d’une économie bien tempérée, et Hulot signalait dans son discours du 28 août que des mesures de prévention ou de sauvegarde, comme les aménagements d’un habitat climato-compatible, les économies thermiques et énergétiques ou une agriculture de proximité…, pourraient générer des milliers, des millions d’emplois peut-être. Ces choix hélas, bien illustrés dans le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent (qui a fait un tabac en salle) heurtent les calculs ou les routines des superstructures qui nous gouvernent. Et ne génèrent pas, pour quelques-uns, les mêmes occasions de pouvoir et sources de profits. La dimension écologique est passionnante car peu visible, à l’exception des grandes catastrophes de type Tchernobyl ou des feux de forêts qui viennent de ravager, cet été, la Californie, la Grèce ou la Scandinavie ; ou de l’air chaud qui provoque les typhons des Philippines, des Caraïbes et qui assèche chaque année davantage le sol africain. Le désordre écologique opère à bas bruit, disparition d’espèces animales, écrasement de la biodiversité, pollutions, cancers… Frappé d’une véritable crise de la représentation, il est urgent de le scénariser, de le montrer aux malvoyants et entendants de tout poil qui persistent à faire comme si, à oublier. Curieusement, le mouvement écolo lui-même, enlisé dans ses querelles de chapelles et ses surenchères gauchistes, peine à accéder à la représentation nationale. Comment, de cette double crise de visibilité, sortir ?

Je ne sais décider entre les versions contradictoires du bilan du ministre démissionnaire. Les « petits pas » que lui-même mit en avant, pour se défendre aux yeux de lui-même et de ses amis tout en déplorant leur dérisoire insuffisance, ont-ils rempli la feuille de route affichée au départ ? Allaient-ils dans la bonne direction, ont-ils eu des effets décisifs ou payants ? Ou bien, si nous en croyons les sévères paroles du professeur Dominique Bourg dont l’expertise semble unanimement respectée, n’y a-t-il pas au contraire une contradiction radicale entre l’écologie et une économie dominante qui persévère avec ses œillères à détruire, au nom de l’enrichissement comptable, la richesse de nos « communs » ? L’intérêt vraiment général défendu par l’écologie est-il compatible avec les intérêts à court terme, ou à courte portée, toujours mis en avant par les défenseurs du marché ? Est-ce tout le logiciel actuel de nos décideurs qu’il faudrait changer, politiciens, chefs d’entreprise, FNSEA, représentants des grands corps de l’État, mais aussi électeurs consuméristes attachés à leur statu quo…, pour commencer enfin d’inverser les chiffres du réchauffement climatique et de l’écrasement de la biodiversité ?

Face à cette coalition des inertes, Nicolas Hulot s’est déclaré dramatiquement seul. Ce n’est pas forcément exact, mais son constat amer rejoint l’étymologie de ce mot, idiot en grec, qui désigne celui qui est seul à dire ou penser certaines choses. Confronté au discours et aux attitudes dominantes, l’écologiste depuis le début demeure un peu l’idiot de la famille, le sympathique marginal qu’on écoute sans doute mais sans trop lui accorder et en ne mettant surtout pas en application des propos qui ne doivent ni ne peuvent tirer à conséquence. La majorité de ceux qui pensent et décident n’est pas prête à regarder, à désirer de ce côté-là. Il y aurait beaucoup à dire, après Dostoïevski mais aussi Clément Rosset (ou Guy Béart chantant La Vérité) sur la fonction heuristique des paroles de l’idiot ; et comment les grandes évidences qui iront plus tard de soi ont commencé en mineur, en minable « idiotie », si nous songeons au christianisme, ou dans le champ scientifique à Galilée, à Giordano Bruno, à Semmelweis… Ranger Hulot de ce côté ne l’accable pas mais le grandit : son courageux discours de démission était pathétique et nos politiciens à sang froid n’aiment pas le pathos ; ceux qui baignent à longueur de temps dans « les eaux glacées du calcul égoïste » craignent cette chaleur communicative, cet enthousiasme peu protocolaire. Les commentateurs qui relèvent la nervosité de Nicolas Hulot, sa fragilité émotionnelle, et qui mettent sa décision sur le compte d’une défaillance psychologique, ou qui soulignent à l’envi son absence de « tête politique » (un reproche qu’on ne fera pas à son successeur), se rendent-ils compte de l’aveu catastrophique touchant leur propre rapport à la politique, ou à la conduite des affaires humaines ?

Rarement comme en ce 28 août au matin, on aura vu un homme, apparemment isolé en effet, aux prises avec le monstre froid du Léviathan. Salutaire pédagogie, intense moment de radio… Mais rassurons tout de même notre ancien ministre, tu n’es pas seul, Nicolas !



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