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Médium 49 « Quelle guerre ? Quelle victoire ? » (octobre-décembre 2016)

Déboulonnades

par Monique Sicard

Publié le : 11 septembre 2020.

Le bronze est censé immortaliser la victoire. Mais toute statue est destinée à être un jour abattue, rarement relevée et plus surement vouée à l’oubli.

Les déboulonnages sont plus complexes qu’il ne paraît. Difficile de mettre bas des statues géantes. Elles mesurent 2, 3, 10 étages… On frappe on scie, on brise, on déplace, on divise, on couvre, on remodèle. Parfois, on met le feu. Délicat de rendre inefficientes les nostalgies, tourner les regards vers le même avenir, faire disparaître des résidus gênants.

La coalition venait d’envahir l’Irak. La statue de Saddam Hussein résistait aux assauts des Kurdes. Les Marines conduisirent l’assaut final. La statue descellée, oscilla, bascula, s’effondra. Klaxons, cris, applaudissements. Sur le socle apparut l’inscription « USA ». On cria : « USA, Victory ! »

Le 30 décembre à l’aube le dictateur était pendu. Le conseiller pour la sécurité nationale nommé par la coalition, responsable de l’exécution, se fit photographier près d’une tête de bronze nantie d’une corde au cou. Les ennuis pourtant n’étaient pas terminés : le doute s’installa. Al-Jahuri, vendeur de motos, qui avait été filmé, le 9 avril 2003, frappant à coup de masse le corps d’airain du despote, dit regretter son acte : « Si je pouvais aujourd’hui récupérer cette statue et la remettre où elle était, je le ferais. » Le déboulonnage, hélas, est sans retour.

Idoles sur place publique

Elles nous disent, quoi qu’il en soit, que rien désormais ne peut se penser hors du monde souterrain des réseaux sociaux, pas même l’inexorable matérialité de la destruction d’un monument, qu’il soit de marbre ou de bronze.

N’étant pas les substituts de divinités que l’on adore, les statues ne sont pas des idoles au sens strict du terme. N’empêche : elles inspirent soit la vénération, soit l’effroi, peut-être un mélange des deux. Briser les fétiches contemporains, c’est, d’une manière subtile, faire œuvre de pédagogie en rendant visible la constitution du champ symbolique. Mais l’ère des grandes statues et de leur inévitable déboulonnage, un jour, sûrement, n’est pas terminée, la taille de la sculpture n’étant que la mesure de l’oppression. Ainsi s’inclinent à Pyongyang, sur la colline Mansu, face à Kim II-sung et l’un des trente mille Kim Jong-il de la Corée du nord, des visiteurs-marionnettes minuscules, dix fois plus petits qu’eux.

Toute destruction de statue n’est pas un déboulonnage. Il lui faut l’accompagnement d’une foule populaire s’appropriant par là même un nouvel espace, un pouvoir sinon le pouvoir. Certains colosses n’ont pas même le temps d’exister, de fonctionner, qu’ils sont déjà déboulonnés. La gigantesque statue jaune vif de Mao (trente-six mètres de hauteur, treize étages) venait tout juste d’être édifiée à Kaifeng, dans le Henan, honorant le quarantième anniversaire de la mort du Grand Timonier, qu’elle fut percée d’un trou béant dans le dos, puis détruite. Gros travail : on ignore s’il s’agit d’iconoclasme, de vandalisme, d’hommage aux libertés, d’une protestation contre le renouveau maoïste ou contre une marque devenue par trop commerciale. Par paresse, on optera pour le versant soft, celui de l’insuffisance d’autorisations administratives : l’érection de la statue n’aurait été ni demandée, ni obtenue.

Il est des déboulonnages réversibles, ceux qui, penchant du côté symbolique de la balance, ménageant le doute, les susceptibilités, les nostalgies, ne conduisent pas à la destruction totale.

On s’amusait à mots couverts, autrefois, de cet Habib Bourguiba à cheval, le bras droit levé en signe d’autorité. Personne ne l’avait jamais vu en selle. Ben Ali successeur du précédent « par certificat médical », supprima la fête de la Victoire du 1er juin, déplaça la statue du centre-ville jusqu’au port de La Goulette, charmant lieu de relégation des destitués. Une tour et son horloge remplacèrent le cheval et son cavalier de bronze. Les Tunisois la jugèrent hideuse.
1er juin 2016, vingt-huit ans plus tard, le Père de la nation reprenait sa place au centre-ville. Sous l’égide d’un nouveau président bourguibiste, la statue revint enrubannée de rouge, pointant le bras vers le cœur de ville. Le concert de satisfaction ne fut pas sans ombre car les reboulonnages ont un coût, des grues, des camions, des ouvriers, des sangles, quand il est demandé aux vivants de se serrer la ceinture.

Enfants du pays à la vie longue

Certains hommes de bronze survivent longtemps à la destitution de leur modèle de chair. Des dictateurs, « enfants du pays », restent honorés des dizaines d’années suivant les soulèvements populaires, révolutions et revirements démocratiques. Ils trônent face à leur maison natale ou sur la place de leur village, comme si l’enfance pardonnait tout.

Un énorme Franco équestre ne quitta que récemment Ferrol en Galice, ville qui l’avait vu naître. Il avait survécu trente-cinq ans à l’arrivée de Juan Carlos. La statue offerte à la ville en 1967 par le Caudillo avait été mise à l’ombre, loin des regards, en 2002 dans la cour de l’Arsenal militaire. Elle n’a pas survécu à la Ley de Memoria Histórica de 2007 visant à gommer les derniers symboles du franquisme. Les vieux murs de Rome portent encore les traces de la disparition des symboles du fascisme : décollés, arrachés, grattés. L’Espagne, elle, peut-être hantée par le spectre de la guerre civile, conserve des dizaines de symboles de la dictature franquiste : obélisque, médaillons, monument à Franco ou son frère, arche de pierre, étendards de l’épopée victorieuse de la « croisade contre le communisme », ou bâtiments des années cinquante. Une statue de Franco, objet des soins des autorités locales, est encore présente dans l’enclave espagnole marocaine de Melilla, place del Caudillo au Pardo où résidait l’homme durant l’occupation du nord du Maroc. Au nom de la loi d’amnistie de 1977, l’Espagne a refusé le nettoyage par le vide. La quintessence d’une nostalgie du franquisme reste, à cinquante kilomètres de Madrid, le grand Palais nécropole contenant la tombe du Général.

Ces pseudo-idoles officielles fonctionnent-elles ? Ont-elles l’effet voulu par leurs commanditaires ? Développent-elles la confiance absolue en un chef de file ? Aident-elles à supporter l’insupportable, fût-ce de manière coercitive ? La réponse est positive. Soupapes de sécurité, elles font effet, puisque le déboulonnage s’impose, un jour, souvent brutal. Seule leur destruction matérielle peut démythifier leur puissance. Le déboulonnage est une étape nécessaire de l’exercice démocratique.

La dernière statue connue de Staline fut déboulonnée le 25 juin 2010 en Géorgie, à Gori, sa ville natale. Elle avait survécu près de soixante années à la mort du dictateur, triomphé de la déstalinisation et du rapport Khrouchtchev. Le déboulonnage s’est effectué de nuit, discrètement. Il n’y eut que de rares applaudissements. La statue ne sera pas détruite mais conduite au musée : l’histoire de l’art sert aussi de neutraliser les mémoires troubles.

Décembre 2012 : l’approche de l’anniversaire de la mort de Vojd voit fleurir de nouvelles statues recyclées, sorties des hangars de quelque village de Géorgie. Deux mois plus tard certains de ces monuments sont mystérieusement déboulonnés, parfois maculés de peinture rose. Le granit et le bronze sont de délicats et précieux thermomètres des opinions. Effacer la mémoire des dictateurs n’est pas sans risque : ignorance pour les jeunes, suspectes nostalgies pour les plus âgés, douleur pour ceux qui souffrent de l’hommage à leurs tortionnaires. Dilemme. La statue de Ceausescu persiste, elle aussi, dans son village natal de Scornicesti, devant la maison où naquit le Génie des Carpates. Détesté de son vivant, attraction touristique après sa mort. On peut visiter sa maison, ses villas. La caserne où il fut exécuté, le 25 décembre 1989, sera bientôt ouverte au public. Le décor du procès qui le condamna à mort sera reconstitué. Comment assurer le service de la mémoire sans encourager les nostalgies ?

Des Lénine par milliers

Dans l’industrie du déboulonnage, l’Ukraine fait figure de chef de file. Au printemps 2016, la plus haute statue de Lénine, la seule qui restait encore debout fut déboulonnée. Elle avait cinquante-deux ans et se dressait à Zaporijjia, au-dessus du Dniepr, toute de granit et de bronze. Le déboulonnage nécessita des jours de travail. Les images de cette pseudo-victoire sur l’ennemi voisin furent retransmises en direct au monde entier par Internet.
Depuis plusieurs années déjà, la statue posait problème. Elle avait été ukrainisée par l’apport d’une chemise brodée traditionnelle, puis d’un maillot de football. Il convenait de ménager tant les opposants à l’intégration dans l’Union européenne que ses partisans. Zaporijjia, ville industrielle éloignée de tout, restait attachée à l’époque soviétique. Le déboulonnage se fit en douceur.

Alors que la Russie ne compte au total que sept mille Lénine, près de quatre mille deux-cent furent déplacés, abattus, brisées, transformés, en Ukraine depuis l’indépendance en 1991, dont plus de huit cent cinquante depuis la « révolution » de 2013. Il en resterait des centaines, sans compter les monuments récemment édifiés dans le Donbass par les Russes. Les collectivités locales avaient jusqu’au 21 février 2016 pour proposer les changements de noms prévus par la loi de « décommunisation » de 2015. Mais les habitudes ne se changent pas par décret. Le 28 septembre 2014, des militants masqués brisent l’immense Lénine (vingt mètres de haut) de la place de la liberté de Kharkiv. Les nationalistes tirent sur des câbles durant des heures avant d’abattre la statue. Longtemps, le Ministère de l’Intérieur laisse faire : « Lénine ? Laissez tomber. Tant que les gens ne souffrent pas… » Le lendemain, la place était noire d’un monde en pleurs. Le symbole ambivalent de la domination russe venait de tomber. Les douleurs se réveillaient.
Rien de simple : le Lénine de Kiev érigé devant le marché de Besarabsky dans les années 1950 avait été endommagé en 2009 puis restauré aux frais du parti communiste d’Ukraine. Lors de sa ré-inauguration, il fut barbouillé de peinture rouge.

En France, Lénine a sa statue en pied, au voisinage immédiat de Mandela, Golda Meir, Nasser, Roosevelt, Churchill, Gandhi, Jaurès, de Gaulle et Mao Tsé-toung. Tous de même taille et de même poids : trois mètres trente pour une tonne de bronze. Habitants de Montpellier, quartier Odysseum, place des grands hommes, ils sont l’œuvre du sculpteur François Cacheux, ancien résistant, déporté à Mauthausen, aujourd’hui disparu. Georges Frêche, commanditaire des sculptures expliquait qu’il ne s’agissait pas d’honorer des hommes remarquables mais de témoigner des grands courants de pensée qui firent au XXe siècle. Mao suscita des polémiques. Aux détracteurs, François Cacheux répondit que Vélasquez ou Goya avaient peint les rois d’Espagne… Rien n’y fit. Soixante-dix députés européens demandèrent le retrait de Lénine, cette « insulte aux victimes des répressions soviétiques ». Mais le déboulonnage n’aura pas lieu. Pour le nouvel édile de Montpellier, toutes les idéologies statufiées sont « de libération », même si elles furent accompagnées de zones d’ombre. Ni Hitler, ni Mussolini n’ont leur place ici, affirma-t-il avant de trouver l’argument définitif : « Les statues seront accompagnées de bornes interactives. »

Fragiles ou invincibles ?

La plus grande statue jamais élevée du vivant de son modèle est l’immense Staline dominant la Volga d’une hauteur de treize étages, à l’entrée du canal joignant le fleuve au Don, reliant la Caspienne à la mer d’Azov et finalement la mer Noire et les océans. En juillet 1951, le Conseil des ministres de l’URSS prenait la décision d’ériger un monument. Deux mois plus tard, Staline publiait un décret accordant trente-trois tonnes de cuivre pour sa construction. Dix ans plus tard, le monument fut enlevé. Une moindre sculpture de Lénine, vingt-sept mètres de haut (neuf étages) la remplaça.

Que deviennent les statues brisées qui ne sont pas fondues en canons ? Les morts de granit ukrainiens restent parfois de longues années dans les herbes folles, face contre terre. Certains ne s’éloignent guère du socle qui les portait. D’autres sont relégués dans des garages, des abris de planches, des espaces de stockage. En tombant, les héros oubliés se délestent d’une oreille, d’un nez, parfois d’une tête. On a perdu des Lénine entiers. Brisés, délaissés : honte pour les municipalités.

Nous disposons, chez nous, fort heureusement, de Jeanne, la bonne Lorraine qu’Anglais brûlèrent à Rouen. Femme de paix et chef de guerre, bergère côtoyant les rois, général unifiant le pays ou boutant l’étranger hors de France, elle est récupérable par tous. Suffisamment lointaine pour être fondatrice d’un mythe puissant, elle est devenue, par la grâce de Dieu, des siècles et de ses statues, notre gentille bonne à tout faire. Femme libre, servant tant le féminisme que les revanches belliqueuses, ni de droite ni de gauche, elle n’appartient à personne mais sert tout le monde à l’occasion.

Le cinéma fournit d’autres solutions légères au déboulonnage. Elles sont modernes, simples, originales, pratiques, moins coûteuses. Inutile de décapiter, déboulonner, engendrer des amertumes : il suffit de maquiller, transporter les citoyens dans un monde lointain, ailleurs. Neutralisé car il n’est plus le nôtre. Le grand Lénine d’Odessa ne fut pas démantelé. Il devint l’énigmatique Anakin Skywalker, le Dark Vador de la Guerre des étoiles. La tête fut retravaillée, le visage couvert d’un masque sombre. Les plis du manteau, les chaussures, moins signifiants que les traits de la face, furent conservés. Sous le masque, la vieille génération put reconnaître l’élément moteur de la lutte des classes. Les plus jeunes admirèrent en frissonnant le bras droit armé de l’empereur. De Vladimir Illitch à Dark Vador, du fondateur du Parti bolchévique à ce cyborg mi-homme mi-machine, de l’Empire qui s’effondre à l’Empire contre-attaque, au prix d’un ravalement de façade. L’un se bat, à l’aide de mots, au nom du communisme, le second, avec son sabre laser, au nom de l’individualisme capitaliste mais tous deux ferraillent pour la suppression de l’État.

L’entreprise est légitime. Dark Vador, l’un des plus grands méchants de l’Histoire du cinéma est, à peu de chose près, l’homonyme du candidat du parti Internet d’Ukraine aux élections municipales d’Odessa et de Kiev, aux présidentielles d’avril 2014. Dark Alekivitch Vador est en outre connu pour détenir d’immenses ressources mondiales de téléchargement et de piratage informatique.



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