Il y a beaucoup, beaucoup trop de « régimes de vérité », pas étonnant qu’elle soit en crise. Mais ne l’a-t-elle pas toujours été ?
A la fin du XXe siècle, un intellectuel digne de ce nom se devait de mettre en garde les populations contre « la notion même de vérité ». Les vérités étaient faites pour être déconstruites (par écrit). Foucault, Deleuze, Derrida, entre autres, avaient fait le travail… Vingt ans après, nos mousquetaires à plume se voient contraint de monter au créneau sous les rafales de fake news (réseaux sociaux) et les flots de bullshit (marketing, management, « expertises » diverses).
La science, de son côté n’a pas arrangé les choses : relativité, principe d’incertitude (Heisenberg) et chat de Schrödinger qui tantôt est et tantôt n’est pas. Le questionnement sur le vrai est un grand classique de la philosophie depuis les origines (par exemple Le Sophiste où Platon s’interroge à la fois sur le vrai et sur le « non-être »). La médiologie, pour sa part, nous a guéris de l’illusion d’un accès direct au réel (et an vrai) et concentre son attention sur les instruments et les autorités qui nous livrent et certifient les faits. À chaque médiasphère son régime de vérité, ou de réalité : l’oracle (logo) ; Mektoub, c’était écrit (grapho) ; « l’image, elle ne ment pas… vu à la télé » (vidéo)…
Les médias, justement : le « milieu médiatique », tend à absorber ce et ceux à qui les médias, comme leur nom l’indique, devraient servir de médiateurs : la politique et ses acteurs, mais aussi le « public » : tous journalistes à l’heure des médias sociaux ? Que deviennent la vérité et même la réalité, que devient l’information, quand les news font l’événement : le message, pour le coup, c’est le médium !
Et en quoi le numérique et les réseaux sociaux exacerbent-ils le phénomène et le popularisent en quelque sorte – à l’heure du « populisme », le peuple longtemps désinformé retourne les (fake) news contre les élites… Au point qu’aux Etats-Unis, au grand dam des « vrais » médias, c’est le bouffon qui fut fait roi (ne pas oublier qu’en son temps le bouffon était le seul à pouvoir dire au roi ses quatre vérités)…
Pas question, en tout cas, de craindre de nos jours l’oubli du non-être : la mémoire ne flanche pas, les archives au contraire, prolifèrent, à la disposition de tout un chacun ; mais c’est la chronologie qui ne suit plus. On l’a dit dans Médium : le numérique, c’est la machine à démonter le temps. L’anachronisme défie le sens de l’histoire, objets et idées révolus survivent dans le vintage et les greniers ne se vident que pour se déverser dans la Foire à tout. La seule et ultime « réalité vraie » serait-elle le code (Michel Melot) et devons-nous alors ne plus faire confiance à nos sens (J.-Y. Chevalier). Sommes-nous « en réalité » nos datas combinés en profils Facebook (Bruno Lavillatte et Jacques Billard) ? Quelle genre de vérité délivre la « mesure sans mesure » (Karine Douplitzky [1]) ?
Bref, à l’ère numérique, la vérité, comme le climat, le temps ou la mémoire sont détraqués. Les autorités sont défiées (exemplairement : Wikipédia versus l’université). Au point qu’on en vient à s’effaroucher d’une « indifférence à la vérité ». À chacun sa vérité, ce n’est pas assez dire : à chacun ses vérités « alternatives »… La bonne nouvelle (ou la pire) c’est que l’acte de décès de la vérité prononce ipso facto celui du mensonge…