Attention à vos petites phrases, elles ne sont pas toujours anecdotiques. Arrangées, le cas échéant, par un copier-coller malveillant, certaines peuvent vous valoir la peine capitale : mort politique, mort symbolique ou carrément le peloton d’exécution.
« UN JUIF ALLEMAND »
Ah, c’était un beau spectacle que tous ces lycéens et ces étudiants défilant sur le pavé parisien, scandant : « Nous sommes tous des Juifs allemands… » La jeunesse (et l’intelligentsia qui la suivait fébrilement) rompait avec le Parti communiste (parfois désigné comme la « crapule stalinienne ») et s’installait dans un gauchisme très pluriel. On se dressait contre le secrétaire du PC, Georges Marchais, qui aurait désigné Cohn-Bendit comme un « Juif allemand ». Or, si nous avons bonne mémoire, Georges Marchais aurait simplement parlé d’un « anarchiste allemand », ce qui était en gros exact, et conforme à la désapprobation du Parti communiste vis-à-vis de l’anarchisme. En fait, se constituait alors une image médiatique de Georges Marchais comme une « grande gueule » prête à toutes les transgressions du code des bonnes manières (aujourd’hui, Jean-Luc Mélenchon réactive cette posture avec un succès certain). La très célèbre formule « Taisez-vous, Elkabbach », inscrite dans la mémoire collective, n’a jamais été, selon les experts, littéralement énoncée : elle stylise l’attitude brutale du leader communiste vis-à-vis des journalistes. Mais elle s’inscrit dans la mémoire collective, le faux paraissant plus vraisemblable que le vrai. En revanche, je me souviens fort bien d’avoir entendu, à la radio, le célèbre « Liliane, fais les valises ». Formule bien naturelle chez un homme de la génération de Marchais, et qui signifiait que les tensions du Programme commun (qui s’en souvient ?) valaient un prompt retour de la Corse à Champigny-sur-Marne. Mais, pour les plus jeunes, cela signifiait du machisme, du sexisme, de l’autoritarisme. Le goût était à une juste répartition des tâches dans le couple. Ces trois petites phrases sont toutes à charge pour le camarade Marchais. Elles le présentent comme raciste, antisémite, sexiste. Or ces défauts n’étaient pas les siens ; il en avait bien d’autres, comme celui d’avoir réduit à peu de chose l’influence de son parti. Mais l’opinion publique, nourrissant les médias ou procédant d’eux, trouvait un vrai bonheur à s’en délecter. Boileau s’est trompé. Le seul faux est aimable.
« … ET NE PAS GARDER DE PETITS »
Parfois, une phrase, brève, mais pas si petite, rapportée par un avocat général dans un procès, peut mener à la peine capitale pour l’accusé. En janvier 1945, Robert Brasillach se voit reprocher une phrase qui n’a pas fini de nous horrifier : « Il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder de petits [1]. »
L’avocat général Reboul ne s’y est pas attardé, car l’antisémitisme ne figurait pas dans les actes d’accusation, et la connaissance des camps d’extermination ne lui était pas parvenue. Mais aujourd’hui, informés de la Shoah, écrasés par l’idée du génocide, on y verra l’absolu crime de l’esprit. La citation n’est pas falsifiée, mais elle est obtenue par décontextualisation, ce qui est le propre de toute citation, et aussi par amputation de la phrase, réduite ici à son deuxième membre. Il n’est pas question de justifier Brasillach, dont tous les articles publiés sous l’Occupation dans Je suis partout sont, à jamais, injustifiables, mais de situer les intentions et les situations, en présentant l’intégralité de la phrase. On ne la trouve dans aucun des livres écrits sur Brasillach, nécessairement écrits contre lui, pour être acceptables par le lectorat français. En septembre 1942, Brasillach, qui revient horrifié du site de Katyn, où vingt mille officiers polonais ont été massacrés par les Soviétiques, publie une série violente, « Les sept internationales contre la Patrie ». Les Juifs formeraient l’une de ces « sept internationales ». Bien sûr, Brasillach a approuvé les deux statuts des Juifs, de 1940 et de 1941, qui ont ouvert la voie à toutes les persécutions. Or voici qu’enfin un prélat de l’Église catholique, le cardinal Salièges, proteste contre les traitements infligés aux « israélites » en zone non occupée. Il se montre surtout sensible au sort des enfants, séparés de leurs parents, et à la rupture des liens familiaux. Sous le pseudonyme de Forez, François Mauriac, dans Le Cahier noir, l’exprime avec force : « À quelle autre époque les enfants furent-ils arrachés à leurs mères, entassés dans des wagons à bestiaux, tels que je les ai vus, par un sombre matin à la gare d’Austerlitz ? » Ici ces deux catholiques protestent au nom de la valeur, sacrée pour eux, de l’unité familiale. Robert Brasillach approuve le cardinal Salièges : « Il parle de brutalités et de séparations que nous sommes tous prêts à ne pas approuver, car il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder de petits […]. L’humanité est ici d’accord avec la sagesse. »
Certes, pour nous, le propos est tout aussi horrible dans cette citation rétablie au niveau de la phrase. Mais on voit bien que la désapprobation des violences antisémites est formulée dans la première proposition. Brasillach se veut, certes, antisémite, mais comme Maurras, pas comme Céline. Il faut faire un effort pénible pour retrouver la vision qu’a Brasillach de ces départs de Juifs, autorisés sinon organisés, par l’État français vers des destinations inconnues. Il vient d’un oflag de Poméranie, dont il a été libéré, et a constaté que les prisonniers de guerre français sont correctement traités par les Allemands. Il ne sait rien du projet d’extermination des Juifs, à peine conçu à cette date. Il imagine sans doute des camps de travail, des sortes de chantiers agricoles, où les familles survivent, au prix d’une rééducation rude. Après tout, Aragon, revenant des camps du goulag, avait chanté les vertus régénératrices de ces camps soviétiques : qui peut lire sans effarement aujourd’hui les pages lyriques de Pour un réalisme socialiste (1935) ? Il faut donc admettre que pour le Brasillach de 1942, évidemment aliéné par son admiration pour les vertus militaires de l’Allemagne, les familles juives partent pour des camps de concentration, certes, mais non pour des camps dont on ne revient pas, non pour des camps de la mort. S’il fallait l’interpréter différemment, comment comprendre, dans le paragraphe, l’invocation de la sagesse et de l’humanité ? Reste que le style de Brasillach, toujours un peu hystérique, prête au malentendu : ce « en bloc » semble, pour nous, glisser vers l’idée d’une extermination totale. Un écrivain est toujours un peu responsable de l’interprétation que l’on fait, ici, d’un segment de phrase. Les journalistes de Je suis partout ont presque tous été condamnés lourdement en 1944-1945. Brasillach, séparé d’eux en 1943, était, relativement, le moins furieux.
Pierre Laval, lors du procès qui aboutira à sa condamnation et à son exécution, s’est vu reprocher d’avoir prononcé, en 1942, ces mots scandaleux :
« JE SOUHAITE LA VICTOIRE DE L’ALLEMAGNE »
En fait, il a dit et répété une phrase plus longue, comportant deux propositions, et cela le 22 juin 1942 : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne, car, si elle était vaincue, le bolchevisme se répandrait partout en Europe. » Paul Morand, conseiller spécial de Laval, lui fait tout de suite une remarque judicieuse, que son patron écarte avec exaspération : « Monsieur le Président, la mauvaise foi ne mettra pas une virgule après “la victoire de l’Allemagne”, elle mettra un point. »
De bonne ou de mauvaise foi, il n’importe : l’opinion publique a réduit la phrase à une seule proposition. Ce qui était un raisonnement par les conséquences devient une profession de foi en faveur de l’ennemi, un flagrant délit de trahison qui mène promptement devant le peloton d’exécution. La prévision de Laval ne s’est pas révélée fausse : le bolchevisme (ou plutôt la dictature soviétique) s’est répandu dans l’Europe centrale (Pologne, Tchécoslovaquie, Bulgarie, Hongrie, Roumanie, Allemagne de l’Est, etc.). Le rideau de fer tombera bien sur une partie de l’Europe. Mais, pour que la déclaration de Laval fût scandaleuse et sacrilège, il fallait en écarter le calcul politique et la réduire au blasphème. Tout raisonnement, bon ou mauvais, offense. La « petite phrase » qui tue, ou fait tuer, délivre l’opinion, celle des citoyens et celle des jurés, de la peine de raisonner. Dans la situation intenable où il s’était mis, guidé par son addiction au pouvoir exécutif, Laval raisonnait trop.
« IL NE FAUT PAS DÉSESPÉRER BILLANCOURT »
Un universel décri entoure Sartre aujourd’hui. De toutes les citations approximatives qu’on jette à sa mémoire, celle-ci est la mieux incrustée dans les stéréotypes collectifs. Si on veut bien se rappeler que l’île Seguin de Billancourt était alors le site des usines Renault, et que Billancourt, en 1955, représente la synecdoque du prolétariat ouvrier, la formule évoque les pires travers de l’engagement procommuniste de Sartre : ne pas dire la vérité aux militants et aux ouvriers, leur mentir pour entretenir la foi, l’espoir, la flamme, et en plus se flatter d’un réalisme cynique.
Mais d’où cela vient-il donc ? D’une pièce fort complexe, Nekrassov, assez engagée du côté communiste (khrouchtchévien), et qui fut presque un four. Textuellement, la citation ne s’y trouve pas, même si on peut admettre qu’elle résume le discours d’un personnage secondaire, Véronique, journaliste progressiste travaillant pour un journal de gauche, Libération (déjà !). Il se trouve que ce personnage est, théâtralement, l’un des plus fades que Sartre ait conçus. Mais déjà une évidence s’impose : pourquoi identifier un personnage mineur à Sartre lui-même, intellectuel engagé ? Comment concevoir que la pauvre Véronique soit le porte-parole de son auteur ?
Résumer la pièce est impossible. Essayons : il y a un escroc, cambrioleur, mystificateur, nommé Georges de Valera. Un directeur de journal qui cherche les grands tirages va convaincre Georges de Valera de se faire passer pour un ministre soviétique qui aurait, comme Kravtchenko, « choisi la liberté », et qui révélerait sur l’URSS des horreurs parfaitement imaginaires. (Évidemment, en 2012, on se dit que ces horreurs n’étaient pas imaginaires, et Sartre partage avec sa génération une vision idyllique de l’URSS. En ce temps-là, l’anticommunisme était, pour l’intelligentsia, le péché capital.) À la scène VII du tableau V, la journaliste de Libération, Véronique, tient le faux Nekrassov, que les autres prennent pour le vrai. Elle lui reproche bien sûr de répandre des fausses informations, mais surtout de décourager les ouvriers de Renault et les militants communistes. Georges de Valera, lui, s’enivre du rôle de mystificateur qui est le sien, et de ses variations cyniques. Véronique se fait pressante : « Mais sais-tu ce que cela veut dire à Billancourt ? », et même primaire : « Allons, allons, tu sais très bien qu’on te paye pour désespérer les pauvres. » Elle ne convainc pas du tout Georges, qui lui dit, sur tous les tons, qu’il se fout « de [ses] ouvriers, qu’ils soient de Billancourt ou de Moscou ». Mieux, resté seul dans son appartement du George V, le mystificateur reprend de sa superbe : «
Désespérons Billancourt ! Je trouverai des slogans terribles. » Si, à l’extrême fin de cette trop longue pièce, Georges se sépare de la presse à grand tirage anticommuniste et se rapproche du camp progressiste, la fade Véronique n’y est pas pour grand-chose : c’est la violence d’une situation politique qui a retourné le super acteur cynique qu’est Georges, dépouillé du rôle de Nekrassov.
Donc aucune citation exacte, aucun débat contradictoire, et aucune véritable thèse procommuniste. Mais si cette petite phrase est devenue un « élément de langage », c’est qu’elle a permis de discréditer l’engagement procommuniste, prosoviétique, puis anticolonialiste de Sartre. L’opinion n’a jamais admis la véhémence de la politique sartrienne, elle le préférait au temps de « L’enfer, c’est les autres » et de «
L’existence précède l’essence ». La réduction du théâtre, de l’œuvre, de la philosophie sartrienne à l’apologie cynique du mensonge en politique tue effectivement Sartre. Qui va lire, après cela, les centaines de pages de L’Être et le néant et de la Critique de la raison dialectique ? Il se peut que le temps de la lecture longue soit révolu. Dans les interviews de la campagne électorale, l’interviewer ne laisse jamais l’interviewé aller au bout de sa phrase. La phrase n’est jamais complète puisqu’elle est toujours interrompue. Mais il faut savoir l’interrompre au bon instant pour en retourner le début contre l’adversaire. De même, dans les magazines, les articles longs sont prohibés, les « infos » (ce serait trop long d’aller aux quatre syllabes !) sont toujours plus brèves. Toute réflexion deviendrait un tunnel insupportable. La recherche du trait est manifeste, mais les traits parviennent rarement à se loger dans la mémoire collective.
Les quelques « petites phrases » que nous avons étudiées sont toutes négatives, et même homicides. Brasillach et Laval ont été fusillés dans un fort de la banlieue parisienne ; Georges Marchais n’est plus soutenu par ses camarades, sauf par Jean Kanapa ; Sartre n’est plus qu’une cible pour pavé de l’ours. La lecture, selon Larbaud, était un vice impuni. La vertu moderne nous a guéris de ce vice. Toutes les œuvres, toutes les vies, seront réduites à un minimum utile et consensuel. Que de temps gagné pour la vie intérieure !