La musique contemporaine implique souvent des partitions compliquées, difficile à transcrire. Un Bach ou un Wagner écrivent leur musique à partir de 12 notes, les 12 notes chromatiques qui vont constituer le réservoir d’où sont extraites toutes les tonalités du domaine tonal. La musique contemporaine, elle, amplifie ce réservoir. Elle emprunte à d’autres civilisations (l’Inde, le Japon, Bali…) de nouvelles gammes qui nécessitent la création de ¼ de tons. La gamme de sons recèle alors 24 notes. D’autres influences de tous ordres élargissent encore la langue de notre musique. De nouveaux modes de timbres, des inflexions inédites de rythmes, des fonctions dynamiques insolites, autant de nuances qui nécessitent la création de nouveaux signes pour les traduire. Du coup, les outils traditionnels du graveur ne sont plus adaptés à ces signes que les compositeurs d’après 1950 doivent inventer pour traduire leurs idées nouvelles. L’éditeur n’a d’autre choix que de photocopier leurs manuscrits.
Dans les années 80, l’informatique et l’ordinateur font leur entrée. Un premier logiciel destiné à écrire de la musique est inventé. Conçu pour faciliter la création de partitions de fanfares ou de chorales, il propose une première version simple. Puis apparaît Finale, un outil informatique perfectionné qui permet d’écrire les musiques les plus complexes. Tous les nouveaux signes utilisés récemment sont recensés puis intégrés au logiciel. Un handicap tout de même. Il est si compliquer à mettre en œuvre que seuls les vrais spécialistes peuvent l’exploiter. Très peu de compositeurs vont écrivent directement leur musique avec Finale.
Quelques années plus tard, un logiciel plus aisé d’utilisation est lancé : Sibelius. Avec tous les avantages de Finale. Nombreux sont les compositeurs qui vont désormais écrire eux-mêmes leur musique avec ce processus. Ils livreront donc aux éditeurs des partitions (sous forme de fichiers informatiques) prêtes à l’impression. Un allègement, une accélération du travail pour l’éditeur, et qui réduit les risques d’erreurs, légions dans les anciennes transcriptions par gravure (il y a encore des fautes dans les partitions de Beethoven !).
Les programmes informatiques ont apporté plus encore. Sur une partition d’orchestre s’inscrivent tous les instruments. En haut les bois, dessous les cuivres, puis les percussions, les harpes, au bas les cordes. Une partition de Beethoven contient une douzaine de portées. Une partition de Xenakis peut en compter 90 (à chaque instrumentiste est confié une voix individuelle tandis que chez Beethoven tous les premiers violons, par exemple, jouent ensemble la même mélodie). Le chef d’orchestre a donc la totalité des instruments de l’orchestre sous les yeux. Par contre chaque musicien n’a sous les siens que la partie individuelle qui correspond à son instrument. Avant l’informatique, chacune de ces parties était gravée séparément une à une. Un travail considérable de copie, puis d’imprimerie. Aujourd’hui, l’ordinateur sait isoler la partie instrumentale à partir de la partition générale d’orchestre ; il la sélectionne, puis la recopie automatiquement. Un gain de temps (et d’argent !) immense.
L’informatique a donc grandement facilité l’édition de la musique. Mais aussi la composition elle-même. Car – un vrai miracle – le logiciel permet au compositeur d’entendre directement sa création. Finale ou Sibelius ont en effet cette faculté de pouvoir faire écouter les partitions qu’ils consignent. Certes les timbres synthétisés ne traduisent pas idéalement ceux des vrais instruments. Mais l’œuvre est tout de même intégralement jouée par le computer, ce qui évite à l’auteur ces moments d’angoisse (et parfois de mauvaises surprises) de la première audition réelle. Voilà qui aurait facilité la vie à Bruckner ou Mahler qui, après chacune des exécutions de leurs symphonies, ont apporté des modifications, parfois très importantes, qui font que souvent, aujourd’hui, on ne sait plus pour quelle Fassung opter.
Le logiciel peut inversement reproduire les notes qu’il « entend ». On frappe sur les touches d’un clavier connecté à l’ordinateur et simultanément les notes jouées s’impriment sur la partition numérique. On imagine combien cette immédiateté de l’écriture et de l’écoute facilite le travail de création.
Cela étant, il ne faut pas nier que le fait d’utiliser un moyen informatique d’écriture conditionne peu ou prou la composition. La conception de « Momente » de Stockhausen est impensable au moyen d’un programme d’ordinateur. Beaucoup trop complexe à rédiger. Les jeunes auteurs d’aujourd’hui adoptent une écriture plus simple, ce qui la rend aussi plus aidée d’exécution. Il est intéressant de constater que tandis que dans les années 70, les orchestres pouvaient accorder un nombre d’heures important de répétitions pour une œuvre nouvelle compliquée, aujourd’hui, comme l’argent vient à manquer, il ne serait pas question de consacrer plus de temps que de raison pour quelque création que ce soit. Du coup, les compositeurs font en sorte que leurs compositions soient facilement jouables. Et voilà que l’ordinateur lui aussi enjoint à simplifier l’écriture. Concordance heureuse !
L’informatique a permis aussi de renouveler les « timbres ». Après 1945, les compositeurs, las d’écrire pour des instruments datant du XVIIe siècle, ont cherché à renouveler le champ des couleurs sonores. Debussy avait déjà tenté des expériences dans ce sens, associant des instruments qui jamais jusqu’alors n’avaient joué ensemble une même mélodie. Le premier mouvement de « La Mer » se termine sur un merveilleux « fondu » de violoncelle et de cor anglais, qui jouent ensemble une nostalgique litanie. Voilà qui donne l’impression d’entendre un instrument inconnu qui est en quelque sorte une synthèse des deux.
Puis il y aura Gaston Schaeffer, John Cage. Le premier compose des œuvres pour bande magnétique. Dans ses premiers studios de « musique concrète », il concocte des « Symphonie pour un homme seul » à partir d’enregistrement de bruits d’usine et autres feux crépitant. Assis au milieu d’une salle entourée de hauts parleurs, les auditeurs écoutent « religieusement » ces nouveaux effets musicaux. Le second intervient sur les instruments mêmes. Il « prépare » son piano, coinçant entre les cordes divers objets qui bien sûr les font sonner de manière étrange !
Mais les limites de ces procédés se font vite sentir. Heureusement l’ordinateur arrive, qui va permettre de développer tous azimuts cette quête de nouveaux sons.
Des instituts comme l’IRCAM naissent. Les recherches pullulent. Ce n’est alors pas seulement un foisonnement de nouveaux timbres qui naît, mais aussi une infinité de modulations du flux musical, de superpositions inattendues, de rythmes inouïs. L’informatique ouvre la voie à une vraie musique nouvelle.
Plusieurs formules sont adoptées. La première consiste à composer à partir de nouveaux programmes informatiques, souvent inventés conjointement à la composition elle-même, répondant à l’imagination de son auteur. L’ennui est que la fabrication du son, c’est-à-dire le calcul nécessaire à sa création, souvent très complexe, nécessite plus de temps que le temps du son lui-même. Une seconde de « musique électronique » demande parfois plusieurs heures de calcul. Du coup, l’on ne peut qu’enregistrer le produit fini et le diffuser en salle de manière « figée ». On a dès lors imaginé « travailler » le son à partir d’un produit déjà donné, plus riche. C’est ainsi que pour son « Répons », Pierre Boulez adjoint à chaque instrument un micro qui enregistre le son de celui-ci en direct. Le son est capté par l’ordinateur. Un logiciel ad hoc « triture » le signal envoyé par l’instrument. Il en transforme les timbres, les rythmes, les hauteurs et renvoie via des hauts parleurs une nouvelle musique qui vient se superposer au jeu des instrumentistes. Cette musique électronique ne pourrait être produite par des interprètes. Ses timbres, rythmes et autres hauteurs produits par l’ordinateur, soit sont bien trop « foisonnant », soit sortent des tessitures instrumentales, soit apportent des couleurs sonores absolument inédites, etc…
L’ordinateur offre ainsi au compositeur un domaine infini de possibilités qui s’ajoutent, sans les exclure, aux sons et aux jeux d’un violon ou d’un piano. Cela étant, peu sont encore les créateurs qui se consacrent uniquement à ces recherches. Le fond de la création contemporaine demeure attaché aux instruments traditionnels.
Soulignons entre parenthèse que le fait d’une certaine désertion du public à l’égard de la musique actuelle n’est pas lié à cet essor de la technologie informatique. Un fossé s’est peu à peu creusé entre compositeur et auditeur avant la première guerre mondiale déjà, soit bien avant l’apparition de l’ordinateur. Ce fossé est lié à l’évolution de la langue musicale qui, après Mahler et Debussy, a adopté de nouvelles harmonies délaissant les canons de la tonalité. Mais c’est là le propos d’une autre dissertation…
Abordons maintenant l’exécution de la musique. Là aussi l’informatique (va) apporte(r) de gros bouleversements. Jusqu’ici, l’interprète a en face de lui une partition de papier. Il peut l’annoter à loisir, y inscrire des « virgules de respiration », des nuances personnelles, des doigtés, des coups d’archet… Une fois travaillée, la partition est souvent noire de signes qui se superposent aux notes imprimées. Il y a quelques mois, le Brussels Philharmonic que je dirige a utilisé des tablettes numériques en guise de partitions. Nous avons développé un logiciel qui permet de transcrire la partition imprimée sous forme de fichier numérique. La musique n’est donc plus inscrite sur papier mais apparaît sur écran informatique. Le travail du musicien change du tout au tout. Inscrire des indications, personnelles ou collectives (le choix implique une « manipe » adéquate), se fait directement sur l’écran au moyen d’un stylet voire même directement avec un doigt. Plus de gomme ! Plus de rature ! Gain de temps ! Le chef d’orchestre demande un changement de respiration, de phrasé, de nuance… il l’annote directement sur sa partition et instantanément, le changement est reporté sur toutes les partitions. Plus d’erreurs possibles. Un musicien peut mal interpréter une instruction, et donc mal la transcrire sur sa partie de papier. Impossible avec l’informatique. Et puis, plus de tournes. Avec le papier, il faut souvent interrompre son jeu pour tourner une page. Avec l’écran, fini. La musique peut défiler de manière automatisée. Ou le procédé des tournes organisé indépendamment du jeu (par pédale par exemple !).
Autre facilité : la bibliothèque. Engranger des « matériels » d’orchestre, les partitions de direction et les parties instrumentales des symphonies de Beethoven (il y a souvent plus de 50 parties de plusieurs pages pour une symphonie), sans parler de celles de Mahler qui durent plus d’une heure, impliquant des dizaines de pages, et requièrent plus de 100 musiciens, signifie posséder un volume de rangement immense. Et souvent, les parties saturées d’indications sont à re-photocopier. Le volume augmente encore. Et puis, la plupart du temps, ces matériels sont à louer. Il faut donc les commander à un éditeur qui, lui aussi, a besoin d’un énorme volume de stockage ; l’éditeur l’envoie à l’orchestre. L’orchestre travaille ce matériel, l’annote abondamment, le joue en concert. Le bibliothécaire doit ensuite effacer ces indications de crayon pour le renvoyer « propre » à l’éditeur.
Avec l’informatique, toute cette manipulation laborieuse est abolie. Il suffira de télécharger les matériels à partir d’une banque de données sur satellite. Plus de bibliothèque. Plus de corrections fastidieuses… Toutes ces possibilités seront bien sûr offertes à tous les musiciens du monde, solistes, concertistes, amateurs, simples mélomanes…
Ce sur quoi l’informatique n’aura cependant jamais d’influence, c’est sur la « communication » de la musique. Contrairement au peintre qui, par son tableau, s’adresse sans intermédiaire au public, le compositeur doit transiter par un interprète pour communiquer son idée musicale. Il doit par conséquent passer par un alphabet commun, intelligible pour tous, qui est l’écriture musicale, et qu’a remarquablement codifiée dès le Xe siècle par Gui d’Arezzo. Je ne crois pas que jamais l’on pourra se passer de ce biais.
L’informatique ne pourra pas non plus déployer des sons au-delà du spectre sonore perçu par nos sens. L’oreille n’entend pas les ultrasons. Inutile donc d’imaginer des compositions pour le plaisir des chiens !
L’informatique sûrement apporte une somme de techniques nouvelles. Mais pas plus que le piano n’a fait disparaître le clavecin, et pas plus que le CD n’a remplacé le concert, elle ne saurait se substituer à l’imagination. Elle sera toujours cantonnée au rôle de « moyen ».