1) Le rythme est une possession : un dispositif rythmique captive le sujet, lui imprime une cadence dont il devient lui-même le métronome pour les autres, ce qui assure une parfaite synchronisation. C’est vrai à l’évidence de la marche ou de la danse, mais aussi des rythmes sociaux relayés par toutes sortes d’agendas que chacun emporte avec soi pour être emporté, et qu’il croit posséder alors qu’il est possédé par eux. Il fait ainsi d’un tas un tout, un « nous » éphémère ou durable. Le rythme fait agir, par entraînement (il motive) et synchronisation (il organise).
2) Ce médium universel est aussi un médium total, en ce sens que la possession affecte à la fois le corps, l’âme et l’esprit. On « communique » un mouvement comme une information. Mais alors que le transport des idées mobilise (et immobilise) de lourds dispositifs, il y a dans la communication du rythme aux corps quelque chose de télépathique. L’âme ? Le rythme joue de toute la palette ou du clavier des émotions : il excite jusqu’à l’hystérie et il calme jusqu’à l’hébétement, il inquiète et il rassure, il réjouit et il attriste. Symptôme d’une pathologie, comme dans la danse de Saint-Guy, c’en est aussi le remède, comme dans cette admirable définition du tango : un désespoir qui se danse – choréthérapie : dansez, dansez encore, et vous guérirez. Et de surcroît, il prédispose l’esprit à la persuasion : priez en cadence, priez encore, et vous croirez.
3) Le rythme ne communique aucun message, seulement un mouvement qui néanmoins informe à sa manière. Mais loin de s’opposer, paroles et musique conjuguent leurs effets, produisant toutes sortes de compositions stimulantes : de l’opéra à la prose, en passant par les chants militaires et patriotiques, et tous les discours qui visent à nous faire marcher, comme on dit. Le geste (un mouvement qui a du sens) et le phrasé qui rythment la parole sont des exemples de synthèses ; ce sont aussi des outils à part entière de la rhétorique, discipline qui doit plus à l’ordre du discours qu’à la sémantique.
Voyez par exemple l’« anaphore », cette figure de style qui scande le discours par la répétition d’une même expression au début d’une série de phrases ordonnées : elle communique à la fois de l’énergie et de la majesté, elle sidère l’interlocuteur qu’elle entraîne dans une espèce de danse parlée – danse mortelle lors d’un duel oratoire ; et en même temps, elle souligne ou suggère la cohérence du propos et en facilite la mémorisation tandis que la répétition d’une assertion, même fausse ou non encore vérifiée l’avère (« Moi président ») : on se souvient que le candidat Hollande en fit un usage spectaculaire lors de la campagne présidentielle de 2012.
Extrait de « L’automate et le danseur », Médium 41, Rythmes.