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Médium 03 (avril-juin 2005)

Technique

par Régis Debray

Publié le : 2 août 2018.

Dans notre logo quadrangulaire, technique figure plus qu’un secteur d’activité parmi d’autres. En haut au centre, il serait à mettre en facteur commun, voire en opérateur amont des mutations affectant, directement ou par contre-coup, Éducation, Arts et Religions (et bien d’autres choses).

La médiologie désigne l’étude des interactions entre technique et culture. Celle-ci embrasse les effets culturels suscités dans une société donnée par une innovation technique ainsi que les conditions culturelles autorisant l’émergence d’un système technique.

1. Définition

Technique n’est pas à confondre avec mécanique ni même avec matériel (à côté des « techniques du corps », voir Marcel Mauss, il y a les « technologies intellectuelles », voir Pierre Lévy). Peut être qualifiée de technique, en général, toute compétence, performance ou invention qui n’est pas inscrit dans le programme génétique de l’espèce. Un exemple. La rhétorique peut s’énoncer et s’étudier comme une technique (l’apprentissage des procédés donnant à la parole une efficacité maximale sur un auditoire déterminé), mais la parole articulée n’est pas une technique, car, sauf anomalie, tout être humain en naissant est physiologiquement programmé pour articuler des sons. Un individu sans lésion anatomique ne peut pas ne pas parler, mais il peut ne pas écrire. Il parlera à n’importe quel instant de l’histoire des sociétés, mais il écrira à partir d’un moment donné de cette histoire. L’écriture est une technique, non la langue parlée. C’est dire qu’un système technique – en l’occurrence, de notation graphique – n’est ni héréditaire ni inné. L’alphabet vocalique aurait pu ne pas être.

Qui dit technique dit donc histoire, puisqu’il s’agit d’acquis et non d’inné. Et une histoire, bousculante, accélérée, dont les acquis peuvent s’exporter ou se contrefaire, à terme, dans la totalité des espaces habités (à la différence des
cultures).

Quant à technologie, anglicisme emphatique, superlatif savant de technique, il est passé dans le langage courant. Il désigne le stade avancé d’une technique, quand elle incorpore un savoir scientifique élaboré. Le terme, à l’origine (Beckmann, 1777) et en rigueur, devait désigner l’étude systématique des phénomènes techniques, discipline illustrée en France par Leroi-Gourhan, Haudricourt, Gille, Simondon, etc.

La médiologie en ce sens pourrait se distinguer des sociologies de la culture ou de l’histoire culturelle en se qualifiant plus modestement de technologie culturelle.

La tendance technique qui triomphe de la matière en obéissant aux lois de la matière présente donc deux propriétés singulières :

• Elle est universelle. Poursuite de la vie par d’autres moyens que la vie, elle échappe au localisme ethnique. Tous les groupes humains ont résolu le problème du bois par l’herminette, du fer par la forge, du fil par le fuseau. Le code-barres est sans frontière.

• Elle est évolutive. La technique échappe au surplace. Peut-être est-ce le seul lieu du progrès de l’espèce, dont l’extrapolation à la totalité du devenir humain (politique, artistique, intellectuel, affectif, moraliste) fut sans doute une bévue (progressiste), mais dont la dénégation ferait une bévue (réactionnaire) inverse et non moins funeste.

2. Réévaluation

Même si le fait technique ne constitue que la moitié du programme dans l’attaque médiologique (le volet objet manufacturé, à corréler avec l’agencement communautaire), il exige que soit rendu à la technique la positivité anthropologique et la dignité épistémologique que lui dénient, depuis Platon, la tradition logocentrique et le spiritualisme universitaire. S’abstenant de toute prise à partie morale, cette anatomie de la culture se veut aussi étrangère à la technophilie qu’à la technophobie, et l’accusation naïve de déterminisme technique (condition n’est pas cause, ni interaction, détermination) prononcée contre elle manque sa cible. La mise au jour de la charpente technique sous-tendant nos opérations symboliques, à l’image du squelette par rapport aux muscles et aux organes, n’implique aucune décision d’ordre métaphysique quant à la hiérarchisation a priori des causes première, secondes, etc. Matiérisme et matérialisme ne sont pas synonymes (François Dagognet). Le milieu technique ne commande pas, il autorise.

L’ajournement, la péjoration ou l’oubli pur et simple de la contrainte technique marquent à la fois, à divers titres, la sociologie durkheimienne et les courants aujourd’hui dominants du cognitivisme et des philosophies herméneutiques.

Les doctrines qui font du « langage le “milieu” dans quoi et par quoi le sujet se pose et le monde se montre » (Paul Ricœur) peuvent reléguer le technique dans l’intendance ou l’utilitaire. Les moralistes aveugles au fait que le sujet se construit par ses objets inventent une essence humaine a priori et peuvent même faire de la Technique l’avatar moderne du Mal, stigmate de notre Chute (l’équivalent du Pouvoir, entité abstraite et maléfique, pour un certain rousseauisme). La « société technicienne » stigmatisée par Jacques Ellul n’est pas advenue avec la société industrielle et ses suites. Elle était présente dès le paléolithique. Et si cela n’avait pas été, nous ne serions pas là, au XXIe siècle, pour en dénoncer les (réels) périls.

Ne nous semblent donc pas pertinentes les oppositions rituelles :

INTÉRIEUR / EXTÉRIEUR : L’extériorisation de la mémoire humaine en dehors du cortex, dans des supports mnésiques matériels et amovibles (outils, traces, écritures), est constitutive de l’hominisation.

NATURE / ARTEFACT : L’artefact engendre rétroactivement l’idée spéculative de nature, comme en art la pratique de la copie a engendré l’idée d’original.

ORIGINE / PROCESSUS : L’origine advient par et au terme du processus.

ESSENCE / ACCIDENT : L’homme est accidentel par essence.

L’exhibition des artefacts produits par l’Homo faber et le sapiens sapiens, depuis le biface en silex jusqu’à la puce de silicium, n’exposerait pas les inavouables déchets de la souveraineté humaine, mais les étapes de sa constitution.

Les travaux de Bernard Stiegler, notamment, ont aidé à dégager les implications philosophiques des géniales enquêtes du paléontologue Leroi-Gourhan. C’est parce que l’homme n’est pas prédéterminé par une essence ou un statut (la faute d’Épiméthée) qu’il est sauvé de l’anéantissement par ses prothèses techniques (le vol du feu par Prométhée). « Sa finitude l’infinitise. » L’hominisation est une technogenèse. Loin d’être « une menace contre l’essence propre de l’homme », et toute controlée qu’elle doive être, l’évolution technique est le trait spécifique de l’espèce.

3. Implications

La prise en compte du facteur technique, avec sa répartition en systèmes hautement autonomes, a une vertu pratique (quasi thérapeutique). Elle prémunit contre deux formes particulièrement actives du sommeil idéaliste.

• La première est l’illusion du politique, définie par Marx (dans La Sainte Famille) comme la croyance que tout changement social relève seulement de la volonté et de l’action consciente des hommes, en l’occurrence des législateurs, des tribuns ou des pédagogues. (Ceux qui voulaient faire de la télévision un « formidable moyen d’éducation populaire » ont échoué pour avoir omis les contraintes techniques et économiques inhérentes à une machinerie originale.)

• La seconde est l’illusion herméneutique, à savoir l’expulsion du référent au bénéfice d’une approche formelle du monde social, assimilé à un texte, où la production de sens découlerait des seuls agencements de signes et d’images. La logique du discours met alors entre parenthèses les intérêts institutionnels, la nature des supports, les machines de circulation, etc.

Face à ces dérivatifs toujours actuels du principe de plaisir, l’ingrat rappel du substrat technique fait office de principe de réalité. C’est notre discipline intellectuelle, dont on veillera à ce qu’elle ne tourne pas à la brimade.

Un exemple glorieux de l’amnésie du technique : la dénonciation du « spectacle ». Le défaut d’indexation technique produit le discours anhistorique, dont les facilités de réception ne sauraient cacher les effets de méconnaissance. Ainsi a-t-on pu dénoncer l’avènement de « la société du spectacle » au moment précis où un changement de génération technologique faisait sauter la barrière acteur/spectateur, matérialisée par la rampe, base de la distanciation spectaculaire, au bénéfice de l’immersion sensorielle, la participation interactive, la téléréalité, etc. Le lamento spectaculaire est devenu mode idéologique lorsqu’il passait de mode dans la réalité technologique, en raison de l’effacement des procédures de symbolisation, à l’intérieur comme à l’extérieur des arts du spectacle. Le primat de la vue cédant la place à celui de l’ouïe, au bénéfice de l’omniprésent bain sonore et musical.

Tout comme le jugement politique, le jugement de goût n’a rien à craindre, tout au contraire, d’un examen attentif des dispositifs matériels de production, exposition et diffusion des œuvres d’art.

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Paru dans Médium 3, avril-juin 2005.



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