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Médium 34 « Récits du pouvoir, pouvoirs du récit » (janvier-mars 2013)

UE-US : la nouvelle donne

Un XXIe siècle européen ?

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Publié le : 4 juin 2018. Modifié le : 13 août 2020

La véritable épreuve de force n’est pas entre l’Occident et l’Islam (ou la Chine), mais entre l’Europe et l’Amérique, dont les faiblesses sont plus graves que les nôtres. L’Europe aurait-elle plus d’avenir qu’elle ne le pense ? Un contrepoint optimiste.

La véritable épreuve de force n’est pas entre l’Occident et l’Islam (ou la Chine), mais entre l’Europe et l’Amérique, dont les faiblesses sont plus graves que les nôtres. L’Europe aurait-elle plus d’avenir qu’elle ne le pense ? Un contrepoint optimiste.

Les Grecs anciens avaient raison : une crise révèle toujours un secret bien gardé. Nous avons pensé que le XXIe siècle avait commencé en septembre 2001 avec la résurgence du conflit entre l’Islam et l’Occident. Cette théorie tient toujours le devant de la scène et se trouve régulièrement alimentée par des événements dont l’aspect tragique ne devrait pas nous faire oublier leur caractère le plus souvent anecdotique au regard des mutations profondes que connaît la planète. De ce point de vue, l’émergence de l’Asie du Sud-Est et de l’Amérique du Sud, également anciennes colonies européennes, révèle, pour ceux qui en doutaient encore, l’existence d’une « exception musulmane » rétive à l’occidentalisation du monde et observable un peu partout à des degrés divers. De ce fait, nous n’assistons pas, contrairement aux idées reçues, à une compétition entre l’Islam et l’Occident, mais plutôt à une « sortie de l’histoire » du premier, dont la violence actuelle trahit une forme de « haine impuissante », pour parler comme René Girard. En réalité, le siècle a peut-être commencé en septembre 2011, lorsque l’attitude des Américains vis-à-vis de la crise de la dette en Europe a levé le voile sur une rivalité, inédite dans sa forme et son intensité, entre l’Occident américain et l’Occident européen. En ce sens, il est préférable de parler de rupture plutôt que de crise. Cette opposition promet d’être longue et pleine de rebondissements. Les puissances émergentes, Chine en tête, y joueront un rôle important mais néanmoins secondaire, trop occupées qu’elles sont pour le moment à rattraper le temps perdu et à relever des défis internes gigantesques, largement sous-estimés en Occident. Dans tous les cas, le surgissement de cette configuration historique nouvelle oblige à repenser le monde qui vient en évitant le double écueil de la naïveté et du catastrophisme.

Dans cette opposition qui s’annonce, il est utile, pour en saisir les péripéties futures, d’établir le bilan des forces en présence et de leur évolution prévisible. Et tout d’abord, qu’en est-il de l’Europe ?

L’éclatement de l’Europe reste une hypothèse d’école peu réaliste dans sa configuration démocratique actuelle. De fait, si l’euroscepticisme semble gagner du terrain dans les opinions publiques, il ne possède guère de relais institutionnels puissants (partis politiques, « élites ») capables de lui servir de courroie de transmission. La France, comme à son habitude, fait à cet égard figure d’exception culturelle, avec des partis ouvertement anti-européens représentant près d’un électeur sur trois. Mais, à y regarder de près, le succès de ces organisations tient davantage, au-delà du talent démagogique de leurs animateurs, à l’ignorance crasse des Français en matière économique, snobisme auxquels ils s’accrochent comme les Anglais à leur reine, qui seule permet une expression politique aussi folklorique. Au-delà, il nous semble que l’on sous-estime l’attachement des peuples européens hédonistes au motif fondamental de la construction européenne : la paix, seule véritable garante du consumérisme et du festivisme, horizons indépassables de l’homme contemporain. En fait de déclin, la crise actuelle pourrait bien être à l’origine d’une nouvelle Renaissance pour l’Europe, après une éclipse de plus d’un demi-siècle due à la longue guerre 1914-1945. Bien entendu, on l’aura compris, le mot « Renaissance » doit s’entendre ici sur le plan géopolitique et non culturel. De fait, le caractère « transcendant » et original – sur le plan des institutions – de la construction européenne et la dynamique qui peut en résulter n’ont pas échappé à nos amis américains. Récemment encore, comme un cri du cœur, un Rumsfeld s’indignait de voir la « vieille dame » Europe donner de la voix dans le conflit irakien ; ailleurs, c’est un Barack Obama évoquant « la crise grecque qui effraie le monde », bel hommage à un pays moins peuplé que l’Ohio. Ainsi, et sans vouloir les nier ou les minimiser, les difficultés économiques que traverse l’Europe ont été amplifiées jusqu’à l’hystérie de l’autre côté de l’Atlantique, traduisant un niveau d’incertitude et d’incompréhension à la mesure de l’ignorance du temps long, caractéristique de l’histoire européenne.

Certes, la crise grecque a mis en évidence la nécessité de franchir une nouvelle étape en direction d’une gouvernance européenne plus unie, plus réactive, plus solidaire. Et cette étape, nous le pensons, sera franchie, malgré les difficultés et les innombrables et inéluctables rebondissements. In fine, les marchés financiers, sous influence quasi exclusivement anglo-saxonne, en rendant le coût de la dette de certains pays insoutenable, auront conduit l’Europe à l’accomplissement de grands progrès sur le fond : interventions de la Banque centrale européenne, réduction progressive des déficits structurels, union bancaire, etc. Plus profondément, l’Allemagne devra consentir à « rendre » un peu aux autres pays européens les bienfaits que lui ont apportés l’euro (prise manifeste de parts de marché dans les activités industrielles, compétitivité) et l’endettement de ses partenaires (débouchés). Les modalités de cet échange de bons procédés restent à mieux définir, mais nous sentons bien que nos destins sont désormais indéfectiblement liés. Ainsi, à force de dauber sur l’Europe et la « zone euro », la presse anglo-saxonne et les marchés financiers qui s’y abreuvent auront-ils sensiblement contribué à créer un sentiment de destin commun, à défaut d’une conscience véritablement européenne. Mais cela est déjà beaucoup si l’on songe que l’on a retiré à cette belle idée d’Europe le droit de se référer à ses racines… Si celle-ci finalement se réalise, elle restera de ce point de vue un exemple de miracle bOTANique !

Si cette sortie envisagée « par le haut » de la crise institutionnelle européenne témoigne d’un certain optimisme, il n’en reste pas moins qu’elle laissera des traces sur le plan économique pour les années à venir. La nécessité de réduire l’endettement et les déficits budgétaires structurels entraînera un ralentissement de la croissance qu’il est absurde de nier. Au XVIIe siècle déjà, La Fontaine nous avertissait qu’après avoir chanté tout le jour… De ce point de vue, la science économique n’a guère progressé depuis, et si l’on veut espérer de la fourmi allemande un peu de solidarité, les cigales européennes devront faire la preuve de leurs bonnes résolutions. Bref, les chances d’une économie prospère et dynamique sont selon nous inexistantes à court terme, même si nous rejetons par ailleurs le catastrophisme ambiant. Certes, une croissance « molle » qui s’accompagne d’une mise en ordre progressive des finances publiques risque d’être l’alpha et l’oméga de l’économie européenne pour les années à venir. Pour autant, cet assainissement, s’il est maîtrisé dans la répartition des efforts à consentir, dans sa progressivité et dans le refus de sacrifier les pôles de compétitivité européens, pourrait bien augurer d’une nouvelle ère de prospérité pour une Europe débarrassée de ses facilités. Or cette remise en ordre n’est pas un luxe, au moment où nous entrons dans une ère de conflit ouvert avec les États-Unis. Il nous paraît utile d’indiquer ici que l’émergence de ce conflit résulte bien davantage des faiblesses nouvelles qui entravent l’empire américain que de celles supposées indépassables d’une Europe condamnée à la dislocation perpétuelle. Survolons donc un peu le pays de l’Oncle Sam pour y déceler les failles naissantes.

On le sait, la jeunesse est une maladie dont on finit toujours par guérir. Et pourtant, certains êtres semblent jouir de l’éternelle jeunesse. C’est le crédit que l’on avait fini par accorder, sans plus d’examen, à cette jeune pousse occidentale que sont les États-Unis. De fait, leur sens de l’esbroufe et du spectacle, ce génie bien à eux d’occuper le devant de la scène, même quand ils n’ont rien à dire, donnaient à cet adulte encore vert une incontestable allure d’adolescent rebelle sur lequel les rides n’ont pas de prise. C’est au détour d’une promenade dans Union Square que nous nous sommes cependant avisé que l’homme mûr déjà perçait sous le jeune homme habitué à épater des Européens obsédés par la vieillesse de leurs nations. Quel pavé avions-nous heurté, nous révélant ainsi que l’Amérique, à son tour, avait pénétré le cycle du temps ? Oh, pas grand-chose, comme presque toujours en matière de révélation : juste quelques enfants apprenant à danser le rap sous le regard mi-fasciné, mi-amusé des badauds. Voilà où en était le continent des cultures populaires inventives, brillantes, sans cesse renouvelées : à jouer les jeunes branchés avec des créations vieilles de trente ans ! Et soudain, en réalisant que depuis Michael Jackson rien de bien nouveau – à l’exception d’Apple (mais peut-on ici parler de création culturelle ou de soft power ?) – n’avait surgi sous le soleil du Nouveau Monde, celui-ci, subitement, semblait avoir pris un petit coup de vieux.

On le sait depuis Céline et Morand, qui veut prendre des nouvelles des États-Unis doit commencer par en prendre de New York. Artistes et hommes d’affaires désireux de pénétrer l’actualité de cette nouvelle mouture du génie du christianisme doivent en passer par la Grosse Pomme. Mais les temps ont changé, et nos deux écrivains ne reconnaîtraient plus la brillante vitrine : ville élitiste par excellence réservée aux voyageurs abonnés au Concorde, aux paquebots et aux grands hôtels, elle est devenue celle du tourisme de masse, des charters et des hôtels de banlieue bon marché. Brooklyn a désormais détrôné Manhattan. Ville de tous les possibles, incarnation de cette foi des immigrés habités par l’idée du « tout est possible », elle est désormais envahie par les beaufs et les bobos venus de toutes parts fantasmer sur les fortunes faites dans la restauration ou la sape. Il fallait être très riche ou très pauvre pour oser affronter cette ville, porte d’entrée du rêve américain, dont l’architecture même étouffe, écrase, broie les individus fragiles. Aujourd’hui, le New-Yorkais est cet homme sans qualité qui se confond avec le touriste insipide, sans racines ni culture. Creuset par excellence du melting-pot à l’américaine, la grande ville a cessé d’être la fabrique de cet Occidental d’un genre particulier, l’Américain de haute tenue, le wasp de la côte est et sa version bronzée, la star chic et choc hollywoodienne ; car ne nous y trompons pas : le prétendu communautarisme américain fut longtemps l’arbre qui cachait la forêt profondément républicaine (au sens noble et non partisan du terme) et élitiste de la culture américaine. Ainsi le déclin de New York signe-t-il celui de l’Amérique tout entière, comme si, avec la « normalité » de la ville entraînant la fin de son statut de capitale mondiale, c’est l’empire qui descendait de son piédestal.

Bref, nous assistons à l’ébranlement sans précédent du modèle wasp, à l’origine de la performance économique invraisemblable des États-Unis durant tout le XXe siècle. Parallèlement, le temps faisant son œuvre et le mal ne laissant finalement jamais de traces durables, puisqu’il est pure destruction, l’Europe se débarrasse progressivement des hontes qui lui interdisaient jusqu’ici tout retour sur le devant de la scène : l’invention puis la menace du communisme et le massacre des Juifs. Le temps de la peur et de la honte ne pèsera plus sur les jeunes générations européennes, décomplexées et oublieuses des leçons de l’histoire. L’Américain, à leurs yeux, ne revêt plus le prestige du grand libérateur ni du grand protecteur. Ainsi, sans parier sur le fameux déclin de l’empire américain (espoir toujours déçu !), force est de reconnaître que son leadership est menacé par l’ambition universaliste (d’inspiration française) retrouvée de l’Europe, mais également par ses tiraillements internes. La substitution progressive à l’empire anglo-saxon protestant d’une sorte d’empire hispano-protestant (qui se manifeste d’ailleurs dans la violence inédite du débat politique entre démocrates et républicains) ne facilitera pas son maintien au sommet des nations. Les Américains devront, dans les années à venir, apprendre à construire leur relation avec l’Europe sur le rapport de force et non plus sur le rapport de domination. Cette évolution-là, selon nous inéluctable, est très mal ressentie, et crée cette faille au sein de la société américaine, sensible au temps désormais compté de son hégémonie mondiale. Dans l’immédiat, la rivalité naissante entre ces deux continents s’illustre par exemple, sur le plan économique, par l’enjeu lié à la parité euro-dollar : en effet, d’un côté les Américains craignent un euro trop fort (qui menacerait le statut de monnaie de réserve du dollar), et de l’autre un euro trop faible (qui nuirait à leur compétitivité économique). Outre cette guerre monétaire larvée qui dure depuis plusieurs années, l’attentat monétaire mené en août 2011 contre les banques françaises et européennes, à qui les fonds monétaires américains ont coupé brutalement l’accès au dollar sur instruction de la Fed 1, montre bien que la rivalité entre l’Europe et les États-Unis est montée d’un cran et tournera dans les années à venir autour de la question de la suprématie du dollar. Ainsi, si les États-Unis continuent à dominer très nettement le monde sur le plan militaire2, leur domination monétaire ne va plus de soi. Plus généralement, le XXe siècle, qui a été marqué par la géopolitique (confrontation des systèmes idéologiques et religieux), devrait laisser la place à un XXIe siècle « géoéconomique » (confrontation des systèmes économiques au sein de la sphère « capitaliste » qui domine maintenant la quasi-totalité du globe).

Au-delà de ces conflits géopolitiques et macroéconomiques, un autre danger menace le dynamisme de l’Europe et sert les Américains dans leur volonté de retarder son retour au premier plan : l’aversion excessive au risque. En effet, il y a deux manières de mourir pour une culture : la manière forte, par la destruction militaire, et la manière douce par l’assoupissement. Ce qui a caractérisé le développement extraordinaire de l’Europe depuis le Moyen Âge jusqu’à la révolution industrielle, puis des États-Unis au XXe siècle, c’est le goût du risque, la curiosité des autres (originalité chrétienne), un appétit pour les défis. Ces qualités-là sont actuellement menacées par l’envahissement de toutes les sphères de la vie occidentale (mais plus particulièrement en Europe) du sacro-saint principe de précaution. Il était normal que la sphère économique, jusqu’ici peu touchée par cette obsession, soit, après une crise aussi stupéfiante que celle des subprimes, saisie à son tour par cette « fureur sécuritaire ». Or ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir que cette crise venue des États-Unis contribue aujourd’hui à fragiliser le système bancaire européen en l’obligeant à calquer son modèle sur celui qui a justement failli ! De fait, l’ensemble des médias anglo-saxons, seuls à véritablement peser sur les marchés financiers, ont conduit une véritable guerre d’usure contre le système bancaire européen afin de le fragiliser pour laisser aux banques américaines le temps de se redresser. Comme plus tard avec la crise de la dette souveraine, qu’ils ont également contribué à créer, par ricochet, leur pouvoir de faire et de défaire les réputations auprès des grands bailleurs mondiaux reste une arme maîtresse.

Naturellement, il n’est pas question de minorer le rôle des banques dans la crise des subprimes, ni le risque que celles-ci font courir au fonctionnement global de la planète. On a pu douter également d’un système bancaire dont l’analyse du risque fut progressivement externalisée et repose aujourd’hui encore pour l’essentiel sur des agences de notation, dont le moins que l’on puisse dire est que l’anticipation n’est pas leur point fort. Une révision en profondeur des modèles économiques bancaires s’imposait donc sur un certain nombre de points techniques (relèvement du niveau des fonds propres, mise en place d’une mesure unifiée du risque de liquidité…). Mais cette révision ne suffit pas. Une supervision, plus encore, une surveillance étroite des banques est indispensable, car c’est bien le défaut de celle-ci qui, fondamentalement, est à l’origine de la crise. C’est le sens de l’émergence de l’Union bancaire européenne, pas décisif dans cette construction européenne un brin foutraque mais qui, vaille que vaille, avance dans la bonne direction. Cependant, il y a loin d’une supervision de qualité à l’obsession du « risque zéro », mortifère pour les banques européennes qui s’y soumettront, mais également pour l’économie dans son ensemble. En pénalisant l’activité de prêt sur le long terme, les nouvelles mesures brident l’investissement productif et fragilisent la situation financière des entreprises en écourtant et renchérissant leur dette bancaire ; en orientant l’activité des banques vers les placements les moins risqués (placements auprès de la BCE, obligations souveraines et AAA), elles désorganisent la circulation de l’argent et poussent à l’abandon des projets et des entreprises innovants sans lesquels l’avenir ne s’invente pas ; enfin, en limitant l’effet de levier (leverage) de manière excessive, elles risquent d’entraîner un affaissement structurel de la consommation, de l’équipement et de la capacité exportatrice des entreprises. Encore n’avons-nous sans doute pas tout vu, tant l’incompétence des politiques en ces domaines laisse le champ libre à des régulateurs sous influence américaine dont le zèle ne rencontre plus de frein. On le voit, les banques n’avaient nul besoin d’une crise de liquidité sur le dollar, « cerise sur le gâteau », pour comprendre que leur modèle économique était contraint au changement. À cet égard, force est de reconnaître que nous ne pensions pas que le secteur bancaire européen capitulerait si vite face à des exigences (celles des marchés) qui menacent si lourdement son propre développement, mais surtout celui de l’Europe. Il semble évident que le monde bancaire surcapitalisé risque de conduire à la disparition de la culture du risque des banques, déjà mise à mal par le développement des agences de notation et par la confiance excessive qu’on leur a accordée ; enfin, l’appétit pour le risque (dont nous voulons croire à ce stade qu’il restera au cœur de la culture occidentale) se déplacera probablement vers des organismes moins régulés et plus fragiles (shadow banking). Quel paradoxe… et quel gâchis ! Comme pour l’économie, nous ne voulons pas sombrer non plus, sur ce terrain de l’évolution bancaire, dans le catastrophisme. Il est certain qu’à court terme l’adaptation des banques sera très douloureuse, car la décroissance (celle des bilans) n’est pas dans la nature bancaire (pas plus que dans la nature humaine)… À plus long terme, on peut espérer que certains des effets pervers les plus pénalisants pour l’économie seront amendés. N’en déplaise aux populistes de tous bords, il existe une règle économique incontournable, qui vaut également pour la vie en général, à laquelle il faudra bien revenir si l’on veut retrouver de la croissance : No risk, no reward !

On le voit, la fin de l’histoire n’est pas pour demain. L’Occident, caractérisé pour l’essentiel par la prédominance de l’individu sur le groupe, n’est plus limité aux seuls États-Unis et à l’Europe. Leur union « naturelle » ne va donc plus de soi. L’occidentalisation du monde (ou son individualisation 3) n’a pas progressé seulement avec la chute du communisme, mais également avec l’émergence d’un capitalisme asiatique ; elle se nourrit d’Internet autant que des vols charters qui ouvrent sur le monde. Si les États-Unis demeurent aujourd’hui encore la puissance mondiale dominante (monétaire, militaire, médiatique), leur modèle s’effrite en même temps que d’autres puissances émergent. Leur contribution au sauvetage de l’Europe, couplée à leur messianisme conquérant, les a longtemps persuadés que l’Europe resterait dans les limbes politiques pour n’être qu’un marché où déverser leur production, grâce à un taux de change favorable autorisé par le statut de monnaie de réserve du dollar. Ils voyaient l’avenir dans un face-à-face exclusif avec la Chine, comme en témoigne leur surprenant déploiement de moyens militaires dans la région du Sud-Est asiatique et les nombreuses alliances passées avec des pays de l’ASEAN4. Or le projet d’Union européenne, au fur et à mesure de sa progression, incarnée par le succès inattendu de l’euro fort (ce qu’il demeure malgré la crise de la dette souveraine) gêne cet entre-deux, menace à moyen ou long terme le statut du dollar et donc le fondement même de l’avantage compétitif des Américains sur la scène économique mondiale. L’American way of life a du plomb dans l’aile, et la marque à la petite pomme ne peut enrayer la perte d’influence de la Big Apple, où, comme jadis à Rome, se prenait la température du monde. L’Europe institutionnelle, aujourd’hui ressemble à un puzzle défait dont seul le cadre est assemblé. Sans doute un peu découragé par un amas de pièces à placer sans véritables repères, les Européens peuvent être tentés d’abandonner une partie qui ennuie par les lenteurs de son démarrage. Mais, à mesure que les pièces, une à une, trouveront leur place, l’exécution du puzzle s’accélérera. Alors, l’Europe pourra entrer de plain pied dans le XXIe siècle, qui pourrait bien être le sien.

1. Cette instruction fut donnée, comme par hasard, peu après la perte du AAA américain. 2. Leurs dépenses militaires se sont élevées à 739,3 milliards de dollars en 2011, soit un niveau supérieur au budget cumulé des dix pays les plus dépensiers dans ce domaine. Elles ont été de 89,8 milliards de dollars pour la Chine, et les trois plus grands contributeurs européens (Royaume-Uni, France, Allemagne) alignent ensemble des dépenses de 165,2 milliards de dollars. 3. À ne pas confondre avec l’individualisme, dont on a peine à observer le caractère prétendument triomphant. 4. La dernière en date fut conclue avec la Birmanie.

Article paru dans Médium 34, janvier-mars 2013.



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