N°1  La querelle du spectacle

 
     
 

Daniel Bougnoux

 
  Bis ! ou l'action spectrale  
     
     
 

Noli me tangere

Je définirais volontiers le spectacle, après quelques autres, comme une action déroulée à distance, et dont je suis exclu. Le lien du spectacle à la spéculation, ou à la théorie, est donc d'origine, comme l'étymologie du mot théâtre nous le rappelle: ce qui m'arrive depuis la scène est une pellicule de signes prélevée sur le bruit et la fureur du monde. Ce simulacre m'informe, me divertit ou m'émeut tout en me protégeant, il me laisse libre de réfléchir et de tirer les conséquences de la représentation "pour moi". Le dispositif suppose ainsi une double clôture: de la scène limitée par la rampe (il n'y a pas de spectacle, ou celui-ci se trouve amoindri, s'il est loisible à chacun de pénétrer sur la scène, si on ne sait à quelle heure la séance commence ou finit, si les positions entre les acteurs et les spectateurs ne sont pas fermement assignées...), d'un public placé en vis-à-vis et lui-même retranché dans son for intérieur.

Appelons coupure sémiotique cette division spectaculaire, matérialisée au théâtre par la rampe. Sur elle repose le grand partage ou la séparation décriés par Debord: "La séparation est l'alpha et l'oméga du spectacle... Tout pouvoir séparé a donc été spectaculaire. (...) Le spectacle (...) échappe à l'activité des hommes, à la reconsidération et à la correction de leur oeuvre. Il est le contraire du dialogue. Partout où il y a représentation indépendante, le spectacle se reconstitue." D'un côté s'accumulent les signes d'une vie brillante dans la distance, de l'autre les gens s'attroupent, massivement condamnés à observer ce monde sans pouvoir l'atteindre ni le réaliser. La frustration fascinée constituerait le corrélât ordinaire de ce concept trop général du spectacle, à la fois opium des foules et stade suprême de la marchandise. "A mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n'exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil".

Il y a plusieurs façons de réfuter ces affirmations péremptoires. La coupure sémiotique, qui est le propre-de-l'homme, ne frustre pas mais libère. La scène n'est pas simulacre exsangue mais existence supérieure, îlot d'ordre et jeu souverain. Sa transcendance n'humilie pas mais procure, selon le mot d'Artaud, une "sublime aération". Le spectateur n'est pas écrasé dans une flaque de passivité mais lui aussi s'active (question de grain dans l'observation: le corps sans doute ne bouge pas mais l'esprit? Que sait-on des mouvements des affects, des cyclones sous les crânes?) Le rêve qui rayonne du spectacle n'est pas opium mais vitamine. La retraite dans cette action restreinte (comme aurait dit Mallarmé), bien loin de nous diminuer, peut au contraire nous grandir. Etc.

La folle dépense du spectacle m'étonne depuis toujours. Le dédoublement de l'acteur et du personnage, les machinations de l'illusion, l'envolée rhétorique ou lyrique, les beaux drames, le mal fou qu'on se donne pour faire croire, pour mystifier les autres et être mystifié par eux..., ont des raisons que la raison ignore. Je résiste mal à la fantasmagorie des apparences, aux accomplissements incontestables de l'hystérie. Je ne suis pas loin de croire, avec Leopardi, que "le plaisir le plus solide de cette vie est le vain plaisir des illusions". J'aime Fellini d'avoir célébré le spectacle d'un strip-tease en chambre, d'en avoir tout aimé depuis le pauvre tapage des barraques foraines ou la magie primitive des cirques jusqu'aux somptueuses splendeurs du grand opéra (amoureusement raillées dans E la nave va). Comme lui j'en redemande, je crie Bis! et plains ceux qui n'accèdent pas à cette sorte de vie supérieure et quasi sacrée.

 

De quelle vie...?

Quelle vie nous offrent les spectacles? Une vie à bonne distance, débrayée et nourrie par les signes, une téléprésence ou une action spectrale. Parmi nos cinq sens, remarquait Hegel au seuil de son Esthétique, deux seulement méritent d'être appelés "théoriques" (donc artistiques) car ils laissent leur objet exister à distance; par la vue et par l'ouïe le monde m'affecte sans me toucher directement, je garde les coudées franches, je peux m'abstraire de la chaîne physique et surplomber la mêlée sensible, engager mes passions sans me compromettre.

Vide, impératif du latin voir, nous rappelle que tout spectacle commence par faire le vide. (Comme il est vite souillé dans les représentations ordinaires!) Ce creusement de l'évidence suppose un mouvement salutaire de retrait. Partout où l'on examine avant de juger, au laboratoire, au musée, au tribunal comme au théâtre, la vie (sémiotique) de l'esprit exige l'immobilisation des corps, la suspension des actions et une certaine clôture. Contrairement à Debord qui déplore dans cette séparation une exténuation de la vie, on peut y voir la distance fondatrice qui inaugure la culture. Non seulement aucune société ne se conçoit sans spectacles, mais le moment théâtral serait celui de la refondation symbolique. Le tracé d'une rampe exalte un autre espace-temps, à partir duquel ruisselleront vers nous des signes, et rien que des signes. La scène contient la dure réalité, aux deux sens de ce verbe remarquable, et ce filtrage fait son charme. On discute indéfiniment de la catharsis, dont le premier effet tient sans doute à ce grand partage stabilisateur, donc civilisateur. La rampe ou la coupure sémiotique en général fonctionne comme un pare-chocs, elle diffère les pressions du monde extérieur ou des corps sur les corps. Et les scènes qui parfois déchaînent les passions ont d'abord une vertu sédative. De sorte que depuis toujours les spectacles sont une affaire d'état.

 

D'où la querelle...

D'où fatalement la querelle. Les spectacles proposant l'illusion, l'idéal ou le rêve avec des moyens généralement rudimentaires, il est malin ou valorisant de ne pas marcher: de dénoncer ces pauvres ficelles, de mettre l'idéal à plus haut prix, ou en un lieu plus sûr. Non seulement on fait nécessairement la critique des spectacles (la pièce était bien ou mal jouée, conforme à l'esprit du texte, au programme, aux canons de l'académie...), mais la discussion qui portait sur les moyens s'attaque bientôt aux fins de la représentation. Car il y a des limites au montrable.

Cette haine des spectacles connaît bien des détours, et elle ne parle pas en clair. Il peut s'agir par exemple d'une dispute entre entrepreneurs de spectacles, l'Etat ou l'Eglise ou tel Parti se réservant le Monopole de la Fascination Légitime et tolérant mal la concurrence de jeunes rivaux qui leur volent des parts de marché à coups d'innovations déloyales ou de "nouvelles technologies". À l'époque classique par exemple, les entrepreneurs de Messe qui ne font appel qu'à des acteurs de sexe masculin (des prêtres et des enfants de choeur dûment costumés) pour interpréter le texte immuable de la Passion, ont tout à redouter d'un répertoire théâtral constamment renouvelé, et qui recrute des femmes aux formes franchement soulignées pour jouer, mimer ou exciter de multiples passions que la morale réprouve. Comment accorderait-on les sacrements et une sépulture en terre chrétienne à ces trafiquants d'ombres ou de passions contagieuses? Comment voir en ces gens dont le commerce n'attire que trop les regards autre chose que des valets dépravés ?

Sur l'autre versant et au nom cette fois du réel, de la pulsion ou de la VIE, on ne compte plus les attaques portées par l'art moderne et contemporain contre les formes majestueuses et trop sages de la Représentation. Plusieurs des propositions artistiques fortes de ce siècle ont tenté de casser la distance représentative: soit en rapprochant l'objet du sujet percevant, et en enrichissant la vision par une forme quelconque de contact; soit en rendant le spectateur actif ou participatif ; soit en immergeant l'oeuvre isolée dans un flot, un processus ou une durée qui la mêle à notre vie.

 

Une communication plus directe

Artaud rêva d'une généralisation de la présence, donc d'une dé-symbolisation. Il voulut en finir avec cette vie bis, seconde ou secondaire en plusieurs sens du terme, avec ce fragile espace de dédoublement édifié à double distance: des événements que les acteurs-esclaves miment sans les vivre vraiment, et des spectateurs qui prennent un plaisir de substitution à ces simulacres. Mais si par impossible la "cruauté" s'instaurait, cette communication plus directe fracasserait la scène. Marcel Duchamp avec le ready made généralisa l'irruption, esquissée par les collages de Braque et de Picasso, du réel dans l'espace plastique. À côté d'une recherche d'accélération et d'immédiateté des représentations, aimantées par la présence réelle, on peut déceler dans ces manifestations (qui sont aussi des Manifestes) le frayage d'une déhiérarchisation démocratique, voire anarchique. Car tout spectacle hiérarchise, sur la scène entre les rôles, entre les bonnes et les mauvaises places de la salle, et toujours entre acteurs et spectateurs. Plus vite, plus vrai et tous créateurs!..., ont scandé contre lui nos successives avant-gardes (avec des fortunes diverses).

Par ses montages humoristiques autant que maniaques Duchamp entendait révéler et accompagner le déclin, depuis l'invention de la photographie peut-être, des formes lentes et distantes de la représentation. Les frottages et collages de Max Ernst, les anthropométries et les suaires d'Yves Klein en dérivent directement. Mais aussi les matiérismes, les giclures du dripping, les objets du ready made et les reliques de l'art brut, les installations, le land art, les dépôts, les cruautés du body art ou des happenings... Ces innombrables manifestations, généralement dirigées contre la simple vue et "au nom de la vie", s'affairent à rapatrier la représentation esthétique en deçà de la coupure sémiotique, pour nous faire toucher directement les choses mêmes, immédiatement les indices. Elles flattent en nous une impatience et une pulsion primaires, bien accordées aux performances et aux rythmes des nouvelles technologies de communication. Il est fatal que la scène qui tient en respect (qui contient) les pulsions, qui m'impose d'attendre et de contempler sans toucher, suscite compulsivement le désir de l'outrepasser ou de la dissoudre. Car la pulsion veut se mêler, par ruée indicielle et passion d'immédiateté.

Mais nous vivons dans plusieurs temps, et notre polychronie laisse une chance à des machines apparemment dépassées. Jamais les technologies du direct n'aboliront les scènes aux représentations surannées, aux dressages et aux patiences secondaires; et si le théâtre a pris de nos jours un évident retard, c'est une raison supplémentaire de l'aimer. On s'inquiète à juste titre des risques d'effondrement symbolique que les nouveaux médias, la télévision notamment, font courir aux institutions traditionnellement lentes comme l'Eglise, l'Ecole ou l'Etat, qui ne fonctionnent qu'en différé. Mais la même époque qui rêvait de happenings et jouait à mélanger la scène et la salle (avec le Living Theater en Avignon, 1968) a bientôt réoccupé avec délices le cadre à l'italienne, fétichisé le lourd rideau rouge et or et dramatisé le passage de la rampe (La Dispute de Marivaux par Chéreau, 1973). Et elle fait un triomphe à Bob Wilson quand il étire démesurément le cadre spatio-temporel de la scène et en décale l'action dans un différé incalculable (Overture for Ka Mountain and Gardenia Terrace durait huit jours au festival de Chiraz de 1972, et vingt-quatre heures lors de sa reprise à New York et Paris). Ceci, l'écran de télévision ou l'interactivité, ne tuera pas forcément cela (la transcendance frontale de la scène).

 

Frontières du spectacle ?

Il n'est pas essentiel au spectacle d'irréaliser ce qu'il montre. Les glissements du différé au direct, et de la re-présentation à la manifestation (soit à diverses formes de présence réelle), suggèrent au contraire qu'on peut faire spectacle de tout, à commencer par la plus terrible réalité. Qu'il y a un spectacle de l'exploit, sportif ou acrobatique (au cirque les trapézistes et les jongleurs ne font pas semblant; pas davantage sur scène les danseurs, qui ne se confondent pas aux acteurs; ni les footballeurs, au temps où les matches n'étaient pas "arrangés"...). Souvenons-nous surtout que la guillotine ou les supplices proposaient il n'y a guère de terrifiants spectacles, et que la terreur loge depuis l'origine au coeur du dispositif. Si la touche replay n'est pas indispensable à sa définition ni à son parfait déroulement, il demeure par contre essentiel de suspendre toute réaction du public autre qu'émotionnelle. Un spectacle est programmé, donc essentiellement technique (si le monde technique correspond par définition à celui des activités programmables). "Demandez le programme", qui interdit au principe l'interactivité, la participation ou la conversation avec les protagonistes de la scène (éventuellement capitale), qui fonde en un mot la clôture de la représentation.

Il ne faut pas se voiler les yeux: au hit parade des spectacles nos regards seront toujours terriblement attirés par eros et par thanatos, comme si voir était le premier degré de la mêlée, et l'homéopathie du trauma, comme si devant certaines scènes, à petites doses, nous cherchions à apprivoiser ce qui pourrait nous détruire, et nous épargne provisoirement. On n'a rien dit du spectacle tant qu'on n'a pas reconnu combien fascine celui des chairs tenaillées, brûlées, écartelées, dont l'antique dramaturgie devait contenir en effet le crime. "Regarde de tous tes yeux, regarde!...", dit Feofar-Khan à Michel Strogoff devant la danse des ballerines. De tous tes yeux qui vont mourir. Notre fascination pour les spectacles très charnels de l'amour, de la souffrance et de la mort se heurte aux frontières du montrable, où le regard s'éteint: avec eros par compulsion de se mêler, avec thanatos par honte impuissante, respect ou pitié. (Fallait-il filmer en Colombie l'agonie de la petite Omayra prisonnière de la boue? Ceux qui ont défendu la diffusion de ce "document" par la raison que pour elle on ne pouvait rien faire d'autre..., n'ont pas vraiment clos la polémique.)

Il est d'autres frontières. Par exemple, grand spectacle fait-il pléonasme? Peut-on concevoir un spectacle du minuscule, du domestique, de l'intime? Assurément. Nous intériorisons aujourd'hui, nous miniaturisons et privatisons les spectacles à coups de vidéo légère, de chaînes spécialisées ou de petites salles (qui dans mon quartier ont divisé les grandes). Peut-il y avoir spectacle privé, à deux? Le moment théâtral peut-il refluer jusqu'à ne concerner qu'un seul individu? Oui sans doute. Le "spectacle de la nature" ou d'un visage entrevu peut fonctionner pour moi seul. La compulsion de spectacle, partout renaissante, est affaire de décision et d'orientation, cosa mentale. Léonard de Vinci exerçait son regard à déchiffrer des batailles dans les taches de salpêtre des murs, Victor Hugo voyait une nuit peuplée dans une traînée d'encre, Rimbaud un salon au fond d'un lac... Il arrive que sous mon regard l'autre tourne à la marionnette. La danse-du-garçon-de-café révélait à Sartre le type sous l'individu. Chacun recèle un rôle, un programme ou une chorégraphie qui fusent à son insu, et que recueillent les imitateurs. On voudrait clôturer la représentation, assigner les spectacles à la résidence d'établissements ou de moments spécialisés mais par l'hystérie, par les insignes de l'autorité ou par les bonnes manières la théâtralité se joue de toutes les enceintes, elle est rampante dans la vie psychologique et sociale.

Quelles frontières aux spectacles? Les corvées du travail, la violence et la guerre qui ne désarment pas entre les pauses de la représentation... Le corps souffrant prisonnier de ses sensations n'est pas au spectacle, lequel correspond en somme à tout ce qu'on zappe, quand on peut quitter la salle, fermer les yeux ou laisser tomber. Nos scènes sont "le dimanche de la vie", elles apportent un peu d'air sans abolir le reste. Par quel enchantement notre société serait-elle devenue du spectacle? L'homme y serait un acteur pour l'homme, les tréteaux y remplaceraient la jungle, et les loups de carnaval les bêtes féroces renvoyées aux contes de mère grand... Debord, je crois, racontait un rêve aux enfants.

 

L'action spectrale

Pourquoi les moments de fête sensible, ou de plaisir sensuel, réclament-ils le théâtre? Un peu de mise en scène augmente étrangement notre excitation en opposant une emphase, une lenteur ou un élément de cérémonie à la précipitation naturelle aux sens. La supériorité du gastronome sur le goinfre ou de l'érotisme sur une sexualité primaire atteste, partout où la scène suspend l'action, qu'il est excellent d'éloigner le présent dans une représentation paradoxale où l'événement se dédouble, s'idéalise ou se diffracte en multiples échos. "Comme il est excitant de feindre ce que précisément nous sommes!" (écrit Philip Roth dans son très perspicace roman, Contrevie).

Le supplément de scène ou la prime de spectacle qui peuvent tant contribuer à l'exaltation de nos vies ont vite fait de basculer dans l'effet contraire. Où passe la frontière entre un spectacle qui magnifie ce qu'il montre, et un autre qui se saborde lui-même en exhibitionnisme et détestable fatuité? Rien n'est plus volatil et difficile à manier, à soutenir à la durée que la vertu du spectaculaire, cette "unique apparition d'un lointain" que Benjamin a résumée dans le terme d'aura. Aristote déjà se plaignait (Poétique, 14) des beautés encombrantes de la mise en scène substituées à l'action dramatique ou à la vraie poésie: "Ceux qui, par les moyens du spectacle, produisent non l'effrayant mais le monstrueux n'ont rien à voir avec la tragédie." Que dirait-il aujourd'hui des BD en panne de scénario mais au graphisme exubérant? Ou de ces films qui sacrifient l'histoire et la construction dramatiques à une succession de clips et d'effets spéciaux? La demande sociale de spectacles se confond facilement avec celle de visions pleines et d'innovations tape-à-l'oeil, généralement empruntées aux stéréotypes reconnaissables d'autres genres. (Que de films ou de mises en scène distingués pour avoir simplement démarqué la BD, le cabaret, la pub ou le peep-show?... Le public aime que le spectacle lui confirme non seulement son idéologie mais sa culture visuelle.) Sans le strass et les plumes, celui des Folies Bergères ou du Lido n'en aurait pas pour son argent. Et le succès de Pulp fiction ou des films de Beineix est largement dû au défilé de clichés audiovisuels plus faciles à monter qu'une véritable intrigue.

L'emphase spectaculaire peut écraser la scène, et c'est la connotation négative, ordinaire du spectacle: ce qui en met plein la vue. Mais nous prospectons ici inversement l'autre spectacle, non celui qui éblouit par sa richesse mais qui creuse une distance, qui joue au bord de la rampe ou du vide. La vacillation de l'aura selon Benjamin; l'effet-de-distanciation de Brecht qui demandait à l'acteur non d'interpréter mais de citer son personnage; ou encore, last but not least, l'action spectrale de la féminité selon Nietzsche.
"Fragilité, ton nom est femme...", prononçait Hamlet. Cela pourrait se dire du fragile théâtre, qui comme le charme féminin excite à distance le désir. D'où catharsis. Question de voile, qu'il serait fatal d'arracher, et plus précisément du gréement d'un voilier qui traverse un fragment du Gai savoir, "Les femmes et leur opération à distance" (reproduit ici dans les pages de l'Anthologie). "Le charme le plus puissant des femmes, c'est de le faire sentir au loin"... Il faut la distance, commente Derrida dans Eperons, "pour séduire et pour ne pas se laisser séduire".

 

Nuits partagées

Je feuillette les souvenirs photographiques de spectacles vus à Grenoble, où je retrouve l'émotion de ces nuits partagées.
Le théâtre partage la nuit aux deux sens du verbe, en plongeant la salle dans le noir pour faire ressortir la vive lumière du plateau, et en nous invitant aussi, spectateurs, à partager cette nuit par définition unique, à remuer tout ce noir traversé d'éclairs qui feront dire longtemps après: j'étais au Soulier de satin dans la grande nef de Chaillot, je me souviens de la première de Palazzo mentale, ou de Kantor rectifiant d'une main nerveuse une nappe dans la coulisse exhibée de Qu'ils crèvent les artistes! Si le flot audiovisuel n'a que des audiences, le théâtre rassemble encore un public autour de ses rites de passage. Pour ses partages du milieu de la nuit.

Jamais je ne demeurerai treize heures d'affilée à un rang de Iannis Kokkos devant son décor du Soulier, et les gens qui faisaient à la fin une standing ovation aux acteurs se congratulaient, ne voulaient plus partir. Je ne reverrai plus (autrement qu'en album) Kantor dans Je ne reviendrai pas! Jamais la troupe des Géants de la montagne ne se recomposera pour animer encore une fois le funèbre pont suspendu et le bal des marionnettes géantes tirées de la crypte des Capucins de Palerme. J'aimerais passionnément revoir Vitez jouer l'anarchiste Libertad dans Catherine d'après Aragon (Avignon, 1975), tandis qu'au premier rang du public l'auteur dormait profondément... On a beau crier Bis! au théâtre, la nuit reprend la scène et ne rend pas ses vaisseaux.

Et je comprends ceci: les pièces qui m'ont durablement, intimement touché étaient au sens plein du terme des spectacles, je veux dire que la mise en scène, le décor et les corps des acteurs y dépassaient infiniment le texte ou la simple lecture... Mais ce théâtre si plein creusait en même temps un vide, une critique; dans An die Musik (du Pip Simmons), Elvire Jouvet 40 (de Brigitte Jaques), Dans la solitude des champs de coton (de Koltès et Chéreau), dans presque tout Mesguich, ou Lavaudant..., la pointe du spectacle semblait s'y retourner contre le spectacle même, déshabiller la mécanique ou accuser notre regard complaisant. (Au cinéma, Cabaret. Pire, ou meilleur: Salo de Pasolini.)
Palazzo mentale, Grenoble 1976: c'était au beau temps des Situs, Lavaudant venait de mettre en scène le Rapport Censor "sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie", Palazzo fut son Manifeste, très froid, purement visuel, un tombeau d'images trop belles qui ne racontaient nulle histoire. Des créatures de rêve (enregistré, pelliculaire), des spectres au pied du Grand Verre, vitrine, miroir ou écran sans fenêtres - la Société du Spectacle mise à nu par ses célibataires, même.
Dans Puntila (1978) deux théâtres s'affrontaient sur la scène, celui jovial et participatif du patron et celui, laconique et distant, brechtien, du valet Matti à la froideur d'insecte. Comment le valet résisterait-il à l'hystérie patronale, au chantage à la nature et aux bons sentiments? Tous les spectateurs de Lavaudant se rappellent, au dernier tableau, le départ de Matti: directement par la porte du fond de scène dans le parking de la Maison de la Culture, le valet quittait à la fois le Maître, ses jeux et le spectacle. On voyait le bitume et les vraies voitures briller au-dehors.

Les Géants de la montagne (1981) vit les comédiens revenir, harassés, de toutes les illusions. Mais (comme dit un carton du film Nosferatu) "une fois le pont franchi, les fantômes vinrent à leur rencontre". Et les voilà, en réponse au défi du magicien Cotrone, qui inventent une autre sorte de jeu, chacun derrière sa momie ou son double. Jusque dans sa dernière pièce (suspendue), Pirandello aura fait jouer les comédiens au bord de l'abîme.
Dans Richard III encore (1983), je me rappelle avec quelle jubilation le pied-bot puéril et vicieux (inoubliable Ariel Garcia-Valdès) se ruait dans la grande scène du couronnement en étirant derrière lui l'interminable paraphe sanglant de sa traîne, sous les hachures du stroboscope.

Tadeusz Kantor enfin? Sa présence dans un coin du plateau, où il jouait en direct son propre rôle de régisseur, voulait dire il me semble ceci: tout ce que vous voyez n'est plus que théâtre et triste manège. Ces simples hommes et ces femmes, ce musicien et cet enfant mal enterrés sont passés à l'état de spectres. Un cataclysme a eu lieu, la guerre, le ghetto, les camps, qu'il n'est pas question de montrer. Depuis, ceux-ci tournent en rond avec une rageuse impuissance, avec une résignation poussièreuse. Et de fait, au lieu de revenir à la vie sous nos yeux, malgré nos applaudissements et nos rappels ils ne font que cela: non saluer mais encore et mécaniquement tourner comme le disque rayé du cauchemar, revenants figés dans leurs attitudes de photos jaunies.
Pour représenter le monde avec sa grandeur, son mystère et ses drames, il faut la pauvreté et l'étroitesse de la scène. Dans l'étrange commerce qu'il poursuit avec les fantômes, le théâtre se tient entre la vie et la mort, à une distance indécise. Les spectacles (spectraux) de Kantor permettent peut-être de préciser: dans un passé suspendu, avec une présence lancinante.

 
 

 

 
     
 
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